Amoako Boafo — Galerie Mariane Ibrahim
La galerie Mariane Ibrahim présente jusqu’au 04 juin la première exposition personnelle en Europe de l’artiste Amoako Boafo (né en 1984 au Ghana) qui, comme à l’écart des succès commerciaux qui affolent les salles de vente, développe en toute légèreté un œuvre chargé de sens qui prend ici ses quartiers d’été pour atteindre, au final, une troublante complexité.
L’artiste, qui théorise la nécessité de penser et d’activer la représentation du corps d’individus noirs, poursuit une exploration picturale qui conjugue engagement sociétal, mise en scène plastique des flux de vie à même la peau et réappropriation des codes de la légèreté.
Le travail d’Amoako Boafo a toujours fait une place généreuse à la clarté, offrant en négatif une lumière et une quiétude en trompe-l’œil garanties par les larges plages de blancs qui découpent ses toiles et installent, par contraste, une tension vivace à la moindre inflexion du corps de ses sujets. Au sein de ses corps, la ligne, évanouie, devient tonalité, masse la couleur serpentine pour traduire toute la complexité organique de cette force de vie qui les anime, sans les identifier définitivement. À la manière des figures de l’art que l’on retrouve dans son œuvre, de Bacon à Hockney en passant par Egon Schiele, ses sujets transpercent le plan du réel en faisant tressaillir l’ordre du vraisemblable pour devenir des masses carnées d’affects, des corps synthèses d’histoires et de sentiments, tenant en leur sein la somme des regards, des biais et des perspectives qui leur ont été lancés.
C’est à travers la peau, qui fascine la perception, dans le vertigineux spectre qui unit la cellule physiologique de l’être humain à son exil, au moyen du simple pigment, sur la toile, que Boafo maintient en tension la question de la représentation. En la dessinant au doigt, mouvante et vivace, en accompagnant par son corps son éclosion sur la toile, il fait jouer en continu l’ambiguïté d’une représentation par la peinture de l’émancipation du corps autant que de sa coercition.
La série Inside Out présentée à la galerie Mariane Ibrahim infléchit sa construction par le négatif en embrassant, le temps d’une saison qui pouvait sonner la renaissance (les tableaux ont été réalisés durant le confinement), la légèreté et la langueur d’une prolongation romantique et éthérée de la semi-solitude de jeux d’extérieur. L’exposition, marquée par l’imaginaire d’une Europe et de ses loisirs, de bains de soleil et de fruits mûrs, s’ouvre à une représentation de la végétation qui marque une évolution dans la pratique de sa peinture. Des grands fonds unis qui peuplaient ses toiles et imprimaient les contrastes dans ses œuvres antérieures, Boafo bascule vers des fonds végétaux qui répondent aux peaux labyrinthes de ses personnages. En toute simplicité, les corps s’ébattent dans la lumière crue d’une oisiveté sportive, on est ici aux bains et aux jeux comme l’on se délectait auparavant des premiers moments de loisirs à combler par le jeu, par la découverte active de ce que peut le corps lorsqu’il n’est pas contraint par le travail.
Que les corps bougent, que les bouches soufflent, que les lèvres sourient, que les ligaments se tendent, que les sens encore soient en fête, l’eau, la sueur, la chaleur, le goût, la lumière se disputent un carrousel d’effets de rencontres qui illuminent des toiles imposantes, invariablement efficaces en termes d’impact esthétique. Les cadrages serrés figent ces êtres pour la majorité d’entre nous anonymes devenus des vignettes d’icônes à découvrir, des symboles plein de vie. Il se retrouve en effet quelque chose de la préciosité et du déséquilibre propre au travail de vitrail, exacerbant les sujets pour en rendre toute la pathétique (au sens premier du terme) éloquence, répétant le geste de la représentation en tendant vers un toucher de la transcendance qui passe pourtant par un lien éminemment physique. Amoako Boafo tient là une formule qui se répète avec grâce et invention d’une œuvre à l’autre, opposant à la raideur de ses ensembles la plasticité d’un épiderme vertigineux qui se révèle ici plus encore dans le portrait d’une femme en maillot de bain, faisant du corps l’espace principal de la composition.
Si la lecture de l’expression éponyme « inside out » pouvait laisser croire à la mise en visibilité de l’intensité organique sous le derme, elle est ici bien plutôt à entendre comme la projection de l’artiste vers une extériorité, vers un fantasme de rencontres d’autres avec l’espace. « Inside » et « out » fonctionnent d’un bloc, inséparables, à la manière de ce geste de tennis du même nom, visant à clore l’échange en trompant l’attente de l’opposant par une rupture de lignes. Peu importe donc, leur lecture, les figures d’Amoako Boafo, dans leur belle indépendance, nous frappent et nous ont déjà dépassés. Sur un plan théorique enfin, l’expression trouve une application expérimentale, passant de l’intimité de la relation de l’artiste avec son sujet à l’extériorité d’une confrontation avec le visiteur. Mais leur « ex-position » ne confond pas mise en espace et révélation fantasmatique d’une intériorité rêvée. La peau semble plus que jamais être à son tour une réserve de matières multiples, des vortex de visages infinis, comme si l’on lisait à la surface les soubresauts aqueux qui la font battre.
En cela, l’artiste remet en scène son précieux talent et la capacité étonnante de sa peinture à faire naître, dans son évolution et sa prise de risque, une balance constante entre force et fragilité. Le malaise et le déséquilibre de ses perspectives, jamais stables, nous entraînent toujours dans un rapport ambigu face à ses modèles. Est-ce que la tenue, la pose définit les personnalités autant que les couleurs qui les habillent ? Ces tissus qui cachent les peaux de ses sujets les fondent-ils dans le paysage où leur permettent-ils au contraire d’exalter leur singularité ?
L’œuvre de Boafo apparaît constituer ainsi une entreprise de mise une forme d’une puissance en réponse à l’insécurité et au rabaissement, mais d’un usage bien singulier. Comme s’il s’agissait de retrouver cette sorte de balance, d’instabilité jusque dans la représentation de ses sujets afin d’ouvrir la voie à la possibilité d’une bascule. Celle-là même qui pourra d’autant mieux renverser l’ordre des pouvoirs qu’elle ne se limite pas à la seule puissance, qu’elle mêle dans son affirmation audacieuse la belle fragilité, l’infinie ambivalence de toute volonté de combat.
Amoako Boafo, Inside Out, exposition du 28 avril au 04 juin 2022, galerie Mariane Ibrahim, 18 avenue Matignon, 75008 Paris