Andrea Fraser
Alors que s’achève son exposition au Hammer Museum de Los Angeles, retour sur Andrea Fraser, figure majeure de l’art contemporain dont les écrits, performances et vidéos nourrissent depuis près de trente ans les débats et l’inspiration d’un monde de l’art de plus en plus conscient des inégalités qui le traversent, révélant l’actualité, dans le sens de mise en pratique et d’acuité temporelle, d’une réflexion en mouvement permanent.
Andrea Fraser (1965) développe, depuis la fin des années 1980 un œuvre empli d’humour grinçant et d’ironie qui explore la représentation de l’art, les discours qui l’accompagnent tout en insistant sur la place et le regard qu’il impose au corps des femmes.
La vertu « pratique »
Ancré dans la question de la complexité du pouvoir (pouvoir de soumission, de séduction, d’évocation et d’exclusion), son œuvre décline une multiplicité de nuances qui se régalent de ses outrances. Un paradoxe qui, à rebours de toute tentative de destruction, se fait prémisse d’une dérivation de l’histoire à même de faire hoqueter son cours et de lui tendre un miroir qui interdit son évidence, la nourrit et en dessine un avenir émancipé.
Héritière du mouvement de la critique institutionnelle de l’art actif dans les années 1960 avec des figures telles que Michael Asher ou Hans Haacke, elle participe à son renouveau en insistant sur la dimension pratique et opérante de cette critique dans le but de changer « effectivement » l’ordre social que sa compréhension des rapports de forces déconstruit. Très influencée par la conception structurelle des mécanismes de pensée freudienne, elle écrit en 1992, dans « an artist’s statement », un texte lui-même part d’une performance : « C’est ainsi que j’aimerais entendre la pratique artistique, comme une forme de contre-pratique au sein même du champ culturel »1. Pointant d’emblée la possible contradiction d’une posture ambivalente de l’artiste, Andrea Fraser cherchera ainsi dans son appropriation des œuvres et du monde à démontrer la possibilité de se désapproprier de toutes les soumissions et d’affirmer, par le geste effectif, la valeur du changement, jusqu’à toucher aujourd’hui, dans les cours qu’elle dispense à l’UCLA comme dans sa production, une ligne plus générale autour des fabrications de l’identité dans une société fragmentée.
Radicale herméneutique
Après avoir quitté le lycée de sa Californie natale, Andrea Fraser, fille d’une mère artiste et d’un père pasteur (après avoir suivi des études de philosophie) rejoint sa sœur et son frère à New-York où, encore adolescente, elle découvre les expositions majeures de la ville et fréquente assidûment le Metropolitan Museum. C’est selon elle une période cruciale pour la compréhension de son œuvre. Ce rapport d’appropriation qu’elle entretenait avec les grandes institutions culturelles, la soif qu’elle avait alors d’y puiser l’inspiration ne semblent en effet pas étrangers aux premières œuvres qu’elle réalisera quelques années plus tard, après avoir étudié la vidéo, la performance et le dessin à la School of Visual Arts.
D’emblée, la question de la représentation, des identités et de la réception de l’art à travers l’organisation pratique du musée fait jour dans son travail. La première œuvre qu’elle montre, en 1984, consiste en un livre d’artiste reprenant les caractéristiques d’un catalogue d’exposition Woman 1 : Madonna and Child qui joue de la rencontre des extrêmes avec une confrontation, page après page, de tableaux de Willem de Kooning superposés à ceux de Raphaël. Chacune de ces chimères picturales crée une nuée de figures féminines inquiétantes que l’artiste accompagne d’une notice de présentation, elle-même composée d’extraits de textes autour de ces œuvres, opérant avec application et décalage un objet monstrueusement familier.
La place de la femme dans l’histoire de l’art y est alors directement interrogée, plus encore le regard des hommes sur elle s’y trouve confondu et dénoué dans sa capacité à éteindre toute éclosion potentielle. Dans Men on the Line: Men Committed to Feminism, KPFK 1972 (2012-2014), Andrea Fraser réinterprète une discussion entre hommes revendiquant leur féminisme diffusée à la radio en 1972 où les intervenants débattent des implications d’un tel investissement. Grinçante, l’appropriation devient alors un mode de production et une forme de résistance chez cette artiste qui multiplie les objets comme tout droit sortis du musée (affiches d’expositions, brochures, textes), faisant des biais de l’art (l’image, le texte et le support) un outil de création.
Un jeu avec les limites qui fait toute la force brute d’une artiste aussi ancrée dans son temps que définitivement entée dans celui des autres et dont le regard singulier permet de briser les apories nécessaires d’une posture critique qui, irréductible au simple rejet de l’institution, de son histoire, a fomenté un magnétisme constant des pôles d’une herméneutique de l’art. Une mise en « œuvre » de la pensée de Bourdieu, influence majeure de l’artiste qui signera une préface du livre Museum Highlights et voit en sa démarche une possibilité de mettre à jour la « vérité cachée d’une réalité sociale » aux allures de « machine infernale ». Dans la vidéo et performance Museum Highlights : A Gallery Talk, Andrea Fraser se fait conférencière aussi dramatique que banale. Engoncée dans une tenue stricte, elle invite à une visite privée de musée où chaque œuvre et chaque objet, indifféremment, se voient intégrés à un discours apologétique et enthousiaste, flattant les lignes et intentions d’œuvres devenues support à une prosopopée qui les efface. Plus tard, elle tiendra ce rôle au sein d’une galerie face aux œuvres de son complice Allan McCollum, multipliant les paraboles contradictoires, les associations artificielles et précieuses qui font tout le sel de la critique institutionnelle. Gravitant dans la scène artistique contemporaine new-yorkaise, elle enchaîne les collaborations avec artistes et galeries et participe à des mouvements tels que les V-Girls (1986-1996), Parasite (1997-1998) ou Services (1994-2001).
Le paradoxe de l’acteur
Dans les années 1990, alors que le marché de l’art explose et que la mondialisation, sa financiarisation et sa capacité à démultiplier l’impact d’œuvres sur le public bouleverse la pratique même de la création, Andrea Fraser multiplie les travaux autour de la globalisation d’un marché qui s’approprie de nouveaux « universaux » qui ne reflètent que les nouveaux paradigmes de gouts de classe. Filant cette acuité d’un regard sur ce monde qu’elle côtoie, Andrea Fraser poursuit dans les années 2000 en mettant à jour des questions qui font pleine « actualité », qui la suivent autant qu’ils contribuent à sa mise en crise à l’image du texte (qui donnera son titre à sa grande rétrospective au MACBA de Barcelone) L’1% c’est moi écho au fameux « L’Etat c’est moi ». Plus encore donc qu’une simple critique du monde de l’art, c’est le kaléidoscope de relations fondamentales que remet en jeu Andrea Fraser, des implications philosophiques d’une économie de la création, de la valeur de l’immatériel, de l’exposition et de l’appartenance des corps, aux autres comme à soi. Une raison certainement à la valeur subversive d’un œuvre qui nourrit également les polémiques de l’autre côté de l’Atlantique. Particulièrement présent dans les collections européennes et représenté par la galerie Nagel Drexler à Berlin, son travail est plus discrètement célébré aux Etats-Unis où certains de ses projets ont pu éveiller des réticences et des débats.
Le corps de l’artiste
Le corps de l’artiste y est pour beaucoup. Symboles de ces habitus qui les meuvent de manière inconsciente, les corps sont également le vecteur immédiat, immédiatement sensible de la possibilité de les perturber. Avec l’agilité subtile du vertige, Andrea Fraser semble constamment rattraper (voire rattrapée par) un nouveau paradoxe, une nouvelle domination. Dans sa vidéo Little Frank and His Carp (2001), Fraser multiplie les points de vue érotiques avec ce système voyeuriste de caméras cachées en légère contre-plongée et l’obéissance passive à une voix masculine qui provoque chez l’artiste ingénue des mimiques et réactions outrées qui rappellent la domination et la sexualisation des corps jusque dans les lieux de culture. Mais lorsque le trouble se prolonge en une séance de caresses sexuelles mimant explicitement l’acte sexuel sur la paroi du Guggenheim de Bilbao et sème le trouble dans le mouvement ordonné d’une foule, c’est le spectateur qui se voit à son tour prisonnier du système de domination du corps qu’elle lui impose dans ce voyeurisme jubilatoire. À mi-chemin de la fiction, le personnage artiste devient protagoniste d’un réel bien tangible devenu fantasmé, fantaisie débridée dont la drôlerie ne manque pas de souligner la cruauté.
Une logique voyeuriste qui poussera en 2003, dans sa performance Untitled, une nouvelle limite, forcément taboue et nécessairement ambigüe. Accolant l’œuvre de création à la logique de marché, Andrea Fraser propose à un collectionneur, en échange d’un engagement à acquérir la pièce, une relation sexuelle filmée dont résulte un film de 60 minutes. Véritable trésor de débats et polémiques, cette vidéo occasionne une nuée de critiques qui affectent l’artiste et ne rendent pas justice à son sentiment, durant le processus de création, de prise de pouvoir assumée. Souhaitant alors ardemment souligner la porosité entre le travail d’artiste et la prostitution métaphorique, son œuvre, dénuée de tout discours ostentatoire, baigné même d’un évidement de tout « spectaculaire » allie au long de son déroulé la banalité d’un rapport sexuel à l’explosivité conceptuelle de sa raison d’être. Une bivalence qui nourrit aujourd’hui encore la force qui, par la discussion qu’il engage avec le spectateur, réveille une somme de problématiques aussi intimes que sociales et anthropologiques dont il devient l’acteur. Ce piège pour voyeuriste exposé au regard de tous trouble alors la question même du « voir ».
Convergence des luttes
Pour l’un de ses derniers projets au Whitney Museum, Down the River (2016), Andrea Fraser installe un jeu de miroir des inégalités entre la prison et la valeur sociale des musées d’aujourd’hui en s’inspirant de l’histoire récente de New-York et en détournant le film de John Ford, Up the River, qui suivait les pérégrinations de détenus échappés de leur prison. Tandis que les centres de détention sont bâtis toujours plus à l’écart des villes, vers un ailleurs qui les séparent de toute possibilité d’un autre dialogue que celui de l’univers carcéral, les musées envahissent le centre des villes et y creusent la possibilité de rencontres, de découvertes et de liberté. Mais loin de se borner à une simple observation, cette action militant pour une forme de rapprochement de ces mondes contraires touche également la force concentrationnaire de ces nouveaux temples ostentatoires d’une liberté assumée par des architectes stars, qui s’exerce par l’extérieur, imposant par leur présence la gentrification de zones géographiques soumises à son économie. Car loin de se réduire à un féminisme autocentré, la position d’Andrea Fraser implique une lutte conjointe de toute minorité par le biais d’une déconstruction des logiques, assumées ou non, conscientes ou non, de la domination.
En dévoilant ses contradictions, ses inégalités structurantes, ses apories, Andrea Fraser réactive paradoxalement cette question pratique de ce que « peut » l’art et de ce qu’on doit attendre de lui. Car en se l’appropriant, en le perturbant de l’intérieur, elle parvient surtout à émanciper l’art de son statut de simple objet culturel jeté au milieu d’une infinité de regards qui le jugent pour l’employer comme un vecteur, un processus pratique qui, dans sa capacité à s’observer, offre la preuve d’une réflexion en acte qu’il appartient à chacun de s’emparer pour transformer les vies qui nous entourent.
1 « This is how I would like to understand artistic practice, that is, as a form of counterpractice within the field of cultural production »