Francis Bacon — Centre Pompidou
Le Centre Pompidou propose, avec Bacon en toutes lettres, une exposition radicale qui, si elle détonne au cœur d’une telle institution, ne dépare en rien la peinture foudroyante de l’artiste et, en maintenant le champ de possible ouvert, active un souffle créateur bienvenu.
Loin d’être une rétrospective de plus, Bacon en toutes lettres impose de véritables choix et une audace, en plus de son parti pris d’une dichotomie spatiale entre peinture et texte qui ne convainc pas forcément, dans une sélection d’œuvres hors des sentiers balisés de la doxa baconienne. Ici, de surprise en surprise, on glisse vers des ensembles parfois moins flatteurs et moins enlevés que les pièces de milieu de vie pour toucher une épaisseur de la conscience de l’artiste comme travaillée par le temps et dépouillée de nombreuses contraintes aussi bien qu’alourdie de nouvelles nécessités. Le goût, le plaisir sauvage de la chair laissent place à l’expérimentation, à la confrontation de nombreux éléments inattendus, un coffre de voiture, un robinet, un interrupteur deviennent autant d’éléments clairement identifiables qui dessinent des contrepoints insolents, parfois ébouriffants face aux plages de vides qu’il s’autorise, aux réductions de corps aux membres enfoncés, aux simplifications à l’extrême d’éléments du décor.
Pourtant, son sens de la composition, sa dramatisation de l’espace de la toile découpée de lignes qui sont autant de sas d’affects imposent, dès la première salle de l’exposition, le souffle haletant d’une peinture qui prend immédiatement au piège et laisse quelque peu hébété, forçant le spectateur à errer comme il peut, à multiplier les retours pour se préparer aux suivants. La chair explose, se tord et s’embrase dans tous les coins, dans tous les recoins. La toile page blanche se fait séquence émotionnelle à lire dans son entier et la progression se perd dans une narration qui défie le sens autant que les sens pour affirmer sa suspension du temps. Bien qu’au centre de l’attention, ses figures semblent toujours à la marge, expulsant de leur sphère de vie un extérieur qui ne cesse de les travailler. Ici encore, plus qu’ailleurs, l’incessante correspondance, la congruence de l’intérieur et de l’extérieur se donnent avec une force qui, si elle apparaît moins sauvage que ses fameuses carcasses ou autres images emblématiques du peintre, n’en sont pas moins parcourues d’intensités graves, tout entières prises dans la volonté du peintre de se défaire de l’évidence. Cette sélection, presque exclusivement constituée de pièces réalisées entre 1971 et 1992 paraissent aussi lourdes d’une vie que proches, par moments, d’une volonté de retrouver une quasi-légèreté ou, à tout le moins, une certaine tendance à l’épure, à l’acceptation d’un temps paradoxalement moins urgent. Parfois, la belle littéralité et la simple concordance des scènes foudroient par leur simplicité, rappelant cette évidence qu’un peintre, qu’un œuvre est le produit de son temps et qu’il est bien vain d’en dénigrer l’enracinement tant il révèle la force d’émancipation qui émane d’une vie de création.
Au final, cette lecture sans graphie, ces miroirs monstrueux d’une pensée écrite par l’image nous plongent au cœur d’une zone hybride où les forces de l’invention se rejoignent, parlent une langue qui se perçoit, se ressent par tous les sens mais ne se fige jamais en un signe conventionnel. Ni vraiment dans une salle d’exposition, ni dans un salon littéraire, on erre dans cette bibliothèque mentale dont les rayons ne sont qu’intensités, où les images elles-mêmes s’échappent de leur évidence pour se fondre dans la plasticité d’une réception et d’une retranscription singulière celle de Bacon. De l’expérience duquel émerge une littérature par le vide en quelque sorte, qui vit et se meut précisément dans l’espace en marge du texte, accolé et défini par celui-ci mais libre de circulation, dans l’ordre et le temps qui lui importe.
C’est l’une des nombreuses lectures que révèle cette exposition définitivement hors-normes et dont l’audace, finalement, leste d’une somme de paradoxes, de problématiques et de questions qui sont peut-être bien plus précieuses pour envisager Bacon dans sa complexité. Car si l’on peut regretter à raison une plus grande richesse documentaire, une thématisation plus classique des enjeux entre l’artiste et la littérature et surtout une observation plus attentive de l’influence de Bacon sur la littérature, comment même peinture de Bacon a si bien su rendre la réalité fragmentaire de la modernité, on loue ici le courage d’embrasser l’élan qu’inspire l’œuvre insubmersible du peintre et cette volonté de « mettre en scène » cet espace de frottement entre les arts.
Puisque surtout on ne cesse de s’interroger sur les pratiques muséales et leur capacité à se renouveler, on ne peut qu’encourager cette quête d’une concrétude du sentiment que ses différentes pratiques poursuivent pour se rejoindre dans le vertige des tourments de l’âme enfin sensibles qui les piège par sa force d’attraction.
Bacon en toutes lettres, catalogue de l’exposition sous la direction de Didier Ottinger, 23 × 30 cm, 242 pages, relié, 42 euros, parution le 28 août 2019 Disponible ici