Neïl Beloufa — Galerie kamel mennour
La galerie kamel mennour présente jusqu’au 05 octobre une exposition personnelle de Neïl Beloufa, La morale de l’histoire, une proposition audacieuse qui fait des mondes de l’enfance le lieu de la détermination à venir.
En prenant à rebours la tendance contemporaine à se placer hors de tout engagement, de toute posture critique, Neïl Beloufa déjoue les conventions avec panache en nous ancrant au cœur d’un récit édifiant qui impose d’emblée le tabou de la morale, dès le titre même de l’exposition.
La morale de l’histoire présente un dispositif immersif et ludique qui nous jette au cœur d’un conte. Dans un grand espace aveugle, plongé dans l’obscurité, deux écrans diffusent par intermittence un film de famille qui met en scène une petite fille qui manipule une tablette informatique. Aux murs, des panneaux s’éclairent tour à tour à mesure que le récit (narré par Eric Cantona) s’égrène. Appelant à la déambulation ou au repos autour de deux banquettes circulaires, l’installation témoigne d’un souci pratique derrière une apparente simplicité qui rappelle toute l’expérience et la connaissance d’un artiste qui invente son monde autant qu’il permet à chacun d’y entrer.
Pour mieux l’y emprisonner, car dès les premières secondes, la cohérence de l’ensemble, le plaisir d’observer les jeux de lumière, les reflets aléatoires dans des structures qui la diffractent, le décompte numérique et l’étrange résonance de la bande-son et de la vidéo exigent une attention soutenue. Aux aguets donc, et comme prisonnier de ce démiurge en culottes courtes qui semble manipuler, depuis sa tablette, l’atmosphère, le spectateur adulte est pris au piège d’un conte dont il lui appartient de comprendre les enjeux. Épuisé par une longue marche, un chameau s’en remet aux fennecs qu’il croise dans le désert pour ériger un mur destiné à le préserver du soleil. Le zèle et l’ardeur de ses ouvriers entraîne, à chaque pierre nouvelle, la migration de colonies de fourmis qui, lasses de ce ballet incessant, s’organisent et se regroupent. A l’arrivée d’une tempête monumentale, chameau et fennecs se verront bien dépourvus.
C’est ainsi à travers une réduction à l’imaginaire, au monde onirique et magique de la parabole que l’artiste s’arrime et se confronte au réel. Le conte qu’il invente, s’il adopte les codes naïfs de l’enfance (la temporalité dictée par les péripéties, les couleurs tranchées, la musique omniprésente), en porte tout autant les (forcément) très graves angoisses. Dans ce monde où l’échange, où l’économie capitaliste d’un chameau encourageant de jeunes fennecs ambitieux à bâtir pour lui un mur garantissant son séjour à l’ombre, la justice se manifeste en un effacement subit. La construction du mur devient une parabole de l’échec de la rationalité pragmatique, dont le règne ne peut lui garantir le succès dans un monde où chaque action déchire la chaîne complexe qui se trame sous chaque caillou.
Avec Neïl Beloufa, les échos et idées soufflent en bourrasques sur les objets ; les métaphores, les inventions se bousculent et basculent à leur tour le sens pour maintenir un déséquilibre interne dans des architectures vivantes et vibrantes. La morale de l’histoire témoigne une fois de plus de sa capacité à établir des liaisons affectives comme autant de cadavres exquis secrets et jubilatoires qui ont une véritable prise politique. On peut par exemple tirer le fil ici de l’analogie entre le chameau devenu exploiteur et son homophone anglais « camel », Kamel Mennour, son propre galeriste. Lui-même dépeint par la voix d’une personnalité à plusieurs facettes, Eric Cantona, idole d’un marché ultracapitalisé lors de sa carrière de footballeur autant qu’engagé fervent dans une répartition plus juste des richesses. Les fennecs eux-mêmes, employés zélés et aveugles d’une marche vers l’extinction, renvoient au surnom de l’équipe de foot algérienne. Un cyclone de références au monde du football, gorgé lui-même de contradictions, d’attachement viscéral et d’exploitation inique que seul un artiste de sa précision, de sa sincère causticité et de sa facétieuse drôlerie peut manier avec autant d’aplomb et de force.
Car à travers un dispositif renvoyant autant à son intimité familiale (le conte fut en premier lieu écrit pour sa fille, qui est elle-même à l’origine de la bande-son formidable qui l’accompagne) qu’aux conventions d’un spectacle sons et lumières déjanté, Neïl Beloufa prouve une fois de plus sa capacité à créer un dispositif terrible et fascinant où les approximations, les imperfections deviennent autant de points d’ancrage à une pensée qui invente son propre cadre de déploiement, comme si elle l’agençait même dans sa matière.
L’absence d’angles droits, la simplicité des silhouettes dans les tableaux, le déchaînement des couleurs vives apparaissent comme les roches érodées au passage d’un torrent qui en use les aspérités pour mieux se déployer. En cela, l’artiste déjoue la lecture immédiate d’une économie de moyens dans la forme pour révéler, derrière l’apparente simplicité, un standard esthétique dont les contraintes et l’adaptation en objet d’exposition fait toute la complexité.Résolument ancré dans l’époque et définitivement capable d’en dépasser les apories, Neïl Beloufa offre ainsi, avec La morale de l’histoire, une lecture de notre temps aussi sensible que cruelle, aussi terriblement belle que joyeusement délirante, engageant à son tour la possibilité d’infléchir le cours de son récit.
Neïl Beloufa, La morale de l’histoire, galerie kamel mennour du 05 septembre au 05 octobre 2019, 6 rue du Pont de Lodi, 75006 Paris — Du mardi au samedi de 11h à 19h