Georg Baselitz — Galerie Thaddaeus Ropac, Pantin
La galerie Thaddaeus Ropac présente jusqu’au 25 janvier 2020 dans son espace de Pantin une exposition de l’artiste Georg Baselitz, véritable icône de la peinture contemporaine qui poursuit son exploration des figures et des matières en touchant directement à la forme des sentiments.
« Je ne suis pas un artiste. Je suis un peintre. » Ces mots, ce sont ceux que prononçait Georg Baselitz il y a un an à l’occasion de sa grande rétrospective à la Fondation Beyeler, organisée pour célébrer son 80e anniversaire. En France, le grand peintre allemand présente cette année Time, une exposition regroupant trente de ses dernières œuvres ainsi que des dessins au fusain : afin d’optimiser la présentation de ces toiles monumentales, c’est son très vaste white cube basé à Pantin que la galerie Thaddaeus Ropac a décidé d’occuper intégralement.
Ici, la notion de série dans l’œuvre d’art pourrait difficilement être mieux illustrée : chacun des tableaux déroule dans une ressemblance et une symétrie presque mathématiques — jusqu’à la dimension des cadres et la hauteur de leur accrochage — le fil d’un remarquable exercice de style. Son point d’ancrage depuis la fin des années 1960, le portrait tête en bas, qui valut à Georg Baselitz une notoriété internationale en devenant sa signature. Bien que le peintre ait employé des techniques très différentes selon ses toiles, des constantes y subsistent toujours : la représentation du corps entier soumis à une certaine défiguration, étendu des pieds jusqu’à la tête dans un décor neutre et relativement homogène qui lui attribue un aspect flottant.
Partant de cette base, l’artiste allemand peut alors opérer ses étonnantes décalcomanies qui, toujours imparfaites, initient un jeu des sept erreurs. Appuyant cette impression de miroir, plusieurs des toiles exposées mettent d’ailleurs en scène des binômes, incarnations mystérieuses d’une gémellité ambiguë. Mais cela est sûr, nulle histoire ni progression narrative ne traverse ces œuvres, qui se suffisent ici à elles-mêmes dans une adéquation des plus essentielles entre la forme et le fond. Le visiteur se trouve alors à déambuler dans cette exposition comme au sein d’un palais des glaces habité par le paisible spectre du temps qui passe.
Car les corps représentés par Georg Baselitz sont bien l’antithèse des silhouettes lisses et vigoureuses associées à la jeunesse : tombantes, leurs peaux débordent de bourrelets disgracieux qui se confondent dans le trait avec les cavités osseuses, tandis qu’apparaissent çà et là des genoux saillants et articulations anguleuses. Sur de nombreux tableaux, la ligne est délibérément tremblotante, évoquant à la fois la fragilité inévitable du corps vieillissant et les symptômes de déficiences motrices, à l’instar de la maladie de Parkinson. Derrières les corps des premières toiles qui nous accueillent dans la galerie, on discerne même les ébauches de sièges, uniques traces d’un récit — celui d’un corps contraint par la fatigue à s’affaler sur une assise.
Si le vieillissement apparaît dans les toiles comme une évidence, il leur arrive parfois même de conduire notre interprétation vers l’irrémédiable finitude de l’être humain, voyant son corps se dissoudre lentement dans l’espace. Lumineuses, certaines figures semblent flotter sur la surface de l’eau tandis que d’autres, sur fond noir, paraissent sombrer dans les abysses d’un océan infini — on y voit volontiers un individu endormi, voire un cadavre ou un squelette allongé dans son linceul. Pour autant, la mort n’y est jamais malsaine ni effrayante : passive et inerte, chaque silhouette semble accueillir avec grâce et apaisement le repos éternel.
En vérité, derrière ces interprétations se cache un unique et fidèle modèle : Elke Kretzschmar, l’épouse du peintre, qui lui inspira cette riche chronique picturale. Prendre connaissance de cette présence familière ajoute alors à sa figuration de la vieillesse toute la tendresse et la bienveillance du regard amoureux. Toutefois, la force de Baselitz réside sans doute dans sa manière de s’affranchir par la technique de l’intimité de son sujet, pour le transposer en une déclaration artistique universelle. Le renversement du corps corrobore également cela, menant son œuvre vers l’abstraction : on n’y cherche pas tant le réalisme de la représentation que la justesse de l’expression.
C’est d’ailleurs précisément cette expressivité qui guide les gestes de l’artiste. Tantôt le trait est fin et hésitant, tantôt semble-t-il jaillir de coups de pinceau impulsifs assaillant la toile avec frénésie, ou étalant au contraire la matière avec délicatesse comme une empreinte. On imagine alors des corps recouverts de peinture, s’imprimant directement sur le tableau à la manière des Anthropométries d’Yves Klein. Mais avec Baselitz, chaque geste a sa technique : la peinture à l’huile est appliquée à la spatule, à l’aérosol ou au bâtonnet, le vernis doré qui par moments nous évoque un Gustav Klimt… Parfois celle-ci s’éclabousse et craquelle, regorge de nervures : la peinture est l’action et la toile son réceptacle.
Parmi cette multitude de gammes picturales, une œuvre se démarque : la représentation de deux corps nés d’un riche mélange de matières et de couleurs, percutante effusion de vie dans le silence prolongé du sommeil. Ne connaissant ni début ni fin mais définitivement inscrits dans l’éternel, les polyptyques de Baselitz composent ainsi la frise d’une disparition consentie et bien loin du tragique, emplie de paix, d’amour et de sérénité.
Exposition Georg Baselitz, Time, jusqu’au 25 janvier 2020, galerie Thaddaeus Ropac, Pantin, 69 avenue du Général Leclerc, 93500, Pantin, du mardi au samedi de 10h à 19h