Anticorps — Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo présente depuis le 23 octobre Anticorps, une belle exposition collective regroupant une vingtaine d’artistes qui, marquée par le premier confinement dû à l’épidémie du Coronavirus, explore les stratégies de dépassement de nos corps en s’attachant à sa représentation, à ses chaînes comme à ses possibilités d’émancipation par des artistes qui naviguent sans cesse entre expérience de l’intime et conscience d’un dépassement collectif.
Si le sentiment d’urgence est bien présent, c’est parce qu’il répond avec une étrange harmonie à la soudaineté du projet, laissant résonner dans la conjonction de ces deux éléments une heureuse et inattendue « actualité ». Avec une centaine d’œuvres éparpillées au long du parcours, chaque création entre dans l’espace sans disputer d’autorité hiérarchique et cohabite, dans sa belle singularité avec les autres, pour déployer un faisceau d’interrogations quant à sa manière même d’habiter le monde.
On pensera ainsi, parmi les plus marquantes, aux lances à la « monumentalité discrète » de Tahrek Lakhrissi (1992, né à Châtellerault), déployant leurs pointes aigues dans toutes les directions et grisantes d’une forme de résistance silencieuse angles aigus dans des directions plurielles, parmi lesquelles nos propres corps et, partant, celui de l’artiste lui-même, sont pointés. Prolongement imaginaire d’une lutte féminine empreinte de mythique et de mythologique (l’œuvre est née de la lecture de Les Guérillères de Monique Wittig, ses formes dessinent avec sobriété autant de lignes polysémiques dans l’espace, confondant l’acuité et le tranchant à chaque extrémité de la ligne, dangereuse de la tête à la queue. Pareilles à des signes à décrypter, elles composent l’alphabet secret d’une langue de la lutte à reformuler dont la dureté, la violence, si elles ne sont pas immédiatement sensibles et volent au plafond des idées, ont toujours et continuent d’inspirer.
Josefa Ntjam emprisonne dans une cellule semi opaque des formes minérales comme conjointement façonnées et érodées par l’élément minéral jumeau décliné sur les panneaux de plexiglas. Capsule dans la capsule du Palais de Tokyo, cette forme imposante et apparemment fragile, paraît presque échouée ici et délimite pourtant un territoire mental aussi vaste qu’entêtant, aussi onirique qu’évocateur d’une histoire sombre, convoquant l’utopie du peuple Drexcyan, civilisation subaquatique née des rejets à la mer d’esclaves noirs dans l’océan Atlantique.
Xinyi Cheng, elle, peint des corps étrangement tenus, foncièrement indiciblement offerts et irrémédiablement baroques dans leur posture presque « bancale ». Comme étrangers aux lois de la gravité, ces corps évoluent dans un monde de l’imaginaire qui les remet en scène sans délibérer, sans trancher entre le réel et la fantaisie. Plus qu’un quelconque échappatoire, la figuration devient une répétition du monde, une tautologie créatrice qui en offre une altération nourrissante, une façon également de se livrer au monde et d’en entrouvrir, aux autres, à l’inconnu, de nouvelles portes.
Retrouvez notre article consacré à Xinyi Cheng
Les corps éthérés ou au contraire solidement ancrés à leur matrice (un cordon ombilical) des dessins et tableaux de Tala Madani imposent pour leur part les contours flous d’une nature proprement glissante dans un monde bien solide et témoignent d’une impossibilité constitutive de définition d’une place, attaquant de front cette contradiction d’une assignation objective (et par là-même réifiante) de ceux-ci par leur environnement, par la multitude d’injonctions devenant, au fil du temps, leur essence même, à l’image de ces silhouettes fondues progressivement dans les meubles qu’ils tentent de construire.
Le corps se voit encore réduit avec A.K. Burns à deux avant-bras fichés dans des barres métalliques qui forment l’armature de deux chimères sans visages, variations mutantes n’ayant conservé de l’humanité que l’un de ses membres les plus fonctionnels, brandissant à l’attention du spectateur une torche de fortune ou un bidon souillé d’un liquide toxique. Inquiétantes, elles traduisent néanmoins, dans leurs symboles, les éléments d’un monde (la flamme guidant le monde et une Marianne évoquée par le titre de l’une d’entre elles qui aura su faire de l’humanité, de ses espoirs et de ses croyances l’une des menaces les plus sourdes de sa propre existence.
On retiendra enfin les sculptures alanguies de Pauline Curnier Jardin (1980), ses Peaux de femme fondues dans des éléments d’architecture urbaine du quotidien ; une barrière de sécurité ou un lampadaire deviennent les supports de ces souvenirs de corps écrasés, vidés de leur chair et de leur équilibre pour se donner comme vestiges d’existences laminées. Variation tonale entre grotesque, enjeu politique fondamental, puissance plastique outrancière et subtil effacement symbolique, ces formes imaginaires retentissent pourtant comme des drames bien tangibles ; avec une langue de carnaval, une joie contagieuse des formes absconses et des couleurs drolatiques, ce paysage mentalement dérangé devient le reflet d’un réel qu’il est urgent de « réhabiter », de vider à son tour de ses oublis pour s’emparer des victimes d’hier comme autant de costumes à réhabiliter, à porter à nouveau aux nues pour défendre les corps continuellement blessés d’aujourd’hui.
Sans artifice, sans faux détachement, les créations protéiformes, ancrées dans l’histoire de l’art ou glissant volontairement hors d son champ balisé pour en faire émerger la possible rencontre cohabitent ici avec une énergie tranquille, même si intense et un souffle singulier, même si fondamentalement ouvert à l’appropriation par d’autres. Un aller-retour constant que l’on découvre entre exigence de travaux dénués de raccourcis dialectiques revisitant l’usage de la symbolique caractéristique propre à notre époque et leurs liens possibles avec l’histoire des formes, explorée ici souvent au gré d’expérimentations. Ramenant par là peinture, sculpture, vidéo et installation à leur fonction « médiante » et exploitant la portée de sens que confère le choix de leur utilisation.
Se dégage alors, dans cette volonté d’artistes de s’éloigner de la rectitude de l’angle droit, dans la simplicité des matériaux utilisés un ensemble qui, parce qu’il semble véritablement respirer, évoque autant de force que de fragilité. Le terrain de jeu aurait certes pu être plus étendu mais uniquement parce que le propos est déjà bien amené, que l’on adhère aux œuvres ou qu’elles nous repoussent même, leur réunion les intègre dans un mouvement qui multiplie les lectures du présent en un kaléidoscope émotionnel virant de la belle anémie doucereuse à l’explosion neurasthénique d’une fin du monde à réaliser, d’utopies à déréaliser.
« L’enveloppe » corporelle devenue enjeu de pouvoir et de domination semble ainsi, au sortir de ce parcours, tout aussi bien abriter que « couver » la résistance d’une pensée qui n’a rien, elle, d’exogène et s’inscrit, politiquement et poétiquement, comme un « anticorps » immunitaire aux tragiques « invisibilisations » et violences portées au corps fragile et au cœur de notre réalité.