Philippe Mayaux
À l’occasion de son exposition à la galerie Loevenbruck, nous vous emmenons à la découverte d’un œuvre majeur de notre temps, celui de Philippe Mayaux, nourri par un imaginaire aussi aberrant qu’indiciblement lié à une logique de l’absurde.
Avec Philippe Mayaux, on oscille toujours entre l’admiration, la distance nécessaire face à une technique renversante et le clin d’oeil complice, la boutade pour initiés, familiers de l’histoire de l’art mais aussi de l’illustration des années 1970-1980, de l’iconographie punk et post punk réelles ou supposées. Une ambiguïté qui tient tout entière à la personnalité et au parcours de ce peintre (et sculpteur) terriblement libre et invariablement en avance sur un temps qu’il ne cherche jamais à comprendre ou à faire comprendre autrement qu’en le confrontant à son propre désir, à ses propres peurs. Un art secret du bord de table en quelque sorte, un art de subreptice pétrisseur, capable de continuer d’une main à sculpter sa mie de pain tandis que le contenu de l’assiette n’a pas fini de susciter l’extase. Cet art de glisser sous les artifices ostentatoires la virtuosité d’un ornement devenu par là même pièce essentielle à la réception de la part d’inattendu qui travaille, comme une basse continue, la lignée de ses créations.
À l’aube des années 1990, le désamour d’une génération reléguait la peinture à la figure de l’artiste autoritaire et daté, à la naïveté d’une histoire achevée dans le stupre d’une déconstruction devenue nouvel étalon d’une esthétique décorative inoffensive. Un parfum de contradiction et d’ironie qui ne pouvait que nourrir son désir espiègle de provocation ; il a alors bifurquer vers son pan le plus populaire, qu’il embrasse avec des petits formats qui s’inscrivent dans la droite ligne d’un kitsch dont le white cube soulignait toute la potentielle décadence. Tentacule de tentation, sexe, mort, plaisir chair et monstre s’emmêlent dans un herbier d’autant plus passionnant qu’il marque les retours et renouveaux des obsessions libérées de toute idéologie d’ordre, de hiérarchie et de réussite. Lettrage, formes et couleurs partagent une même prégnance essentielle dans ses tableaux à la frontalité assumée. Si l’échec, le ridicule et l’idiotie reconquièrent avec lui une place majeure dans des allégories de leur advenue, s’est-à-travers un rapport au sens, à la matérialité que Mayaux frappe le plus évidemment.
Pervertir la perversion, refaire du fétichisme le moteur de la vénération. Chaque millimètre de la peau devient dans sa création objet d’extase frénétique. Mais, parce qu’il est peintre, Philippe Mayaux n’a rien d’un admirateur de la surface, le support participe tout autant à la réalité de la matière. Alors, s’extirpant de la dictature du visible, il se défait de l’attention au seul millimètre carré ; ce qui compte ici est le millimètre cube, celui qui creusera sous le derme le monceau d’une chair rendue à sa nature aimée, une ponction chérie accaparée à un ensemble délicieux. En cela, goût et toucher n’ont jamais pu être dissociées de sa vision des corps, de sa vision de la vie. C’est alors par moment l’intérieur, la chair de l’âme, ses fêlures, les monstres et autres chimères qui s’y logent qui font irruption au premier plan du paysage, marquant la vision du sceau de la folie qui tente de le « viser ». Rendre le monde en peinture c’est aussi « rendre » le sien.
Partisan donc d’une iconographie de la perspective pourrait-on dire inversée, où la ligne de fuite semble pénétrer, comme le reflet du miroir, toujours plus avant sa propre psyché, il livre ses visions à notre regard comme autant de pièces à conviction de l’irruption d’un reflet monstrueux dans le champ de notre humanité. Bien plus qu’antihumaniste pourtant, son art pourrait se lire comme « antéhumaniste », fouillant dans les profondeurs de l’imaginaire les traces d’un commun instinct de vie, fait d’une passion sauvage et d’un appétit insatiable pour notre intériorité, qu’il s’agisse d’entrailles, de chair, de fantasmes et de fantaisie. Une recherche revendiquée par l’artiste « d’éléments indéfinis et illimités qui complètent notre conscience » ; la vanité a toujours eu l’heur de faire glisser le rien au tout. Ses compositions constituent ainsi les preuves matérielles d’une réalité qu’il excave de sa propre conscience pour faire émerger les reflets possibles de la nôtre. Ses images pleines, pleines d’une rêverie hurlante dans un monde de métal tranchant étalent leur brutale simplicité et, sous leur précision maniaque, une perversion jouissive et libératoire.
De la sorte, son œuvre réinvente le bonheur d’un folklore de nos propres singularités, plein d’un désir contradictoire de partage, d’immédiateté, de réflexion profonde et de répulsion. Il ne faudra pas attendre si longtemps pour que la magie opère avec une profusion qui n’aura d’égale que la réussite institutionnelle d’un travail reconnu et récompensé d’un Prix Duchamp, prix qui sera à l’origine d’une inoubliable exposition au Centre Pompidou, À mort l’infini qui, dans l’association de peintures et de vitrines aux allures de cabinets de curiosité, étalait un festin sidérant, aussi appétissant qu’attisant le haut-le-cœur. Ce vertige c’est celui d’un interdit bien particulier, l’interdit de l’inversion, de l’envers ; mais son amour à l’envers c’est celui de l’écorché, non pas du négatif mais de l’absolu, où toutes les molécules qui composent notre être sont bonnes à prendre. Ses sculptures représentant pour la plupart des parties du corps (nez, vulve, doigt, œil, main, os, etc.) dressent autant d’autels macabres et jouissifs au sein desquels les signes se perdent et se conjuguent pour glisser du paysage vers l’invention d’un portrait du paysage, découpant dans l’espace du monde le champ de la vie. En suspens, sur la crête liant le sublime et l’horreur, Philippe Mayaux s’impose comme chef d’orchestre du désir et du rejet, exploitant leur contradiction comme la synthèse fondamentale qui les lie ; l’effroi du trop-plein et le bonheur du vide.
Il est donc forcément question d’aller-retour dans son travail, d’une bivalence qui est celle de la force magnétique, où répulsion et attirance sont les deux faces d’un même objet, celui du désir drainant dans la passion — au sens littéral du terme — qu’il fait naître l’abandon absolu à l’exercice de sa jouissance, jusqu’à sa propre perte. Loin donc de la figure du peintre démiurge autoritaire construisant, au gré de ses envies, les images d’un monde fantastique, c’est toujours un soi perdu qui s’affiche dans sa peinture, une recherche d’égo égaré, dépassé, submergé par sa fantaisie, esclave d’un sentiment dont le maître a fui la responsabilité. Une double entaille à l’ordre attendu qui nous projette dans un pur néant que l’expression esthétique tente à son tour de reconquérir. Comme le livre Desseins paru aux Editions de Juillet le révélait, la réelle implication du mot, de sa structure et de sa sonorité pour parvenir à le faire sonner dans toutes ses acceptions constitue un élément fondamental de sa démarche. Le mot est plus qu’un écho dans son œuvre ; plus qu’à un quelconque « dessein » objectivement partageable, ses obsessions, ses images sont à lire sur le même plan que la langue. Comme elle se donnent, elles écrivent à leur tour ; son dessin est comme il sonne, dans sa belle crudité, « Desseins » sont des seins.
L’art gaudriole dont il maquille ses compositions dégringole et se retourne à son tour pour révéler le sens du sérieux le plus profond de la peinture ; cette illustration réinventée de la vanité devient l’étape d’une conquête d’un soi qui, à tant s’ouvrir, s’est diffracté, déchiré et qu’il s’agit par la peinture de récoler. Si le hasard, l’idiotie, le mauvais esprit ou le plaisir de la blague sont essentiels dans le travail de Mayaux, il ne faut donc jamais perdre de vue, dans son œuvre, la question de la gravité, le sérieux d’un artiste jouant, du bout de ses doigts, la partition d’une vie exposée, d’un corps moteur de son âme excavé, béant jusqu’à se déchirer à la vue et à la vie des autres.
Pour que vive son art, Philippe Mayaux se doit ainsi de faire naître une fragilité, une ambiguïté constitutive d’ensembles voués à se heurter à l’altérité du spectateur, se souciant plus de l’impression que d’impressionner, alors même qu’en grand technicien, l’artiste joue de tous les biais de la peinture pour multiplier les strates de lecture. Pour jouir ensemble il ne suffit pas de s’entendre, il faut se rencontrer dans ses différences pour découvrir, à plusieurs, les possibilités d’être, à nouveau, affecté. Prendre au sérieux celui qui sait sérieusement se prendre à défaut, observer ses failles et parcourir les voies de traverse que le hasard de ses gestes, la diversion de sa technique et les stratégies de défense de son savoir organisent comme jeu d’invention, entre maîtrise absolue et folie incontrôlable de flux qui ne seront jamais canalisés.
Autant donc qu’à fleur de peau, la sensibilité de Philippe Mayaux est à peau de fleurs : creusant le derme du monde pour la retourner comme on prépare un sol à la culture, l’artiste nous dresse un dessin de la sensibilité dans sa plus pure forme, tous nerfs dehors.