Antony Gormley — Galerie Thaddaeus Ropac, Pantin
Chez Antony Gormley, la figure du corps apparaît toujours comme le témoin objectif de sa transformation de l’espace. Indice de réflexion plus que véritable figuration, la silhouette pousse le spectateur à vivre l’exposition à la manière d’une expérience auto-réflexive. Avec Second Body, un ensemble d’œuvres récentes de l’artiste à la galerie Thaddaeus Ropac, Antony Gormley dévoile un projet à sa mesure, profitant de l’ampleur du lieu pour y déployer ses œuvres-monuments.
La dimension végétale se confirme dans Expansion Field, une installation monumentale de soixante sculptures qui résultent toutes d’un accroissement systématique d’un « corps » premier. De fait, émerge dans ce labyrinthe génial de formes inédites une certaine familiarité, l’intuition d’une « famille » dont on pourrait apprendre, voire comprendre l’évolution. Un tour de force que seule permet l’accumulation expansive, qui fait de chaque sculpture un élément contraire à la nature à travers la géométrie de ses formes pour mieux révéler la nature chaotique de l’espace. Pareils à des totems d’une civilisation inconnue, les sculptures d’Antony Gormley semblent répéter la volonté d’une société à ériger sa mémoire face au monde qui l’entoure, à lui témoigner, à travers les formes de sa représentation imaginaire, son respect et à s’y fondre. Car ces éléments, loin de n’être que pures abstractions, se révèlent à l’aune des titans qui occupent la nef de la galerie. Exprimant chacun une attitude purement communicative, ces géants de fonte dégagent, malgré leur essence purement géométrique, une terrible expressivité. L’œil humain, obsédé par la compréhension et la cohérence du monde, ne tarde pas à entrevoir l’humanité de ces amas de « blocs » et à transformer ces formes étranges en autant de silhouettes. Une perception qui révèle, en contrepoint, la nature des sculptures précédentes. Comme en un jeu de miroir, les masses d’Expansion Field se font alors expressives et, elles aussi semblent, à leur manière, figurer une palette de sentiments humains. Un choix délibéré de la part de l’artiste qui fait de ce parcours une véritable expérience d’apprentissage de la perception, qui finira en point d’orgue avec la dernière salle.
Pièce maîtresse réalisée spécialement pour l’exposition, sa très impressionnante Matrix II nous fait pénétrer les entrailles inquiétantes de ses totems. Son dédale de fils de fer, long d’une dizaine de mètres et semblable à un coffrage de bâtiment en attente de sa coulée de béton, perturbe la vision et dessine un quadrillage terrible dont l’immobilité piège le regard. La complexité du réseau semble y être perpétuellement en mouvement, l’œil parvenant avec peine à dissocier la multitude de lignes fulgurantes qui se prolongent, se coupent et paraissent se confronter. Cette immense cage, constituée de seize volumes cubiques aux dimensions d’une pièce d’appartement enchevêtrés se veut-elle ainsi le négatif, la figure en creux de ces silhouettes humaines que l’artiste n’a cessé d’ériger dans son œuvre, seules face à l’immensité du monde ? Lorsque l’on sait que ces seize volumes « virtuels » (puisque impossibles à remplir) sont construits autour d’un vide équivalent au volume de deux corps, difficile de ne pas y voir d’analogie avec un processus de fabrication initial. Une matrice donc, qui elle aussi se voit développée et déployée à la manière d’un être croissant, générateur imaginaire et symbolique d’un nouvel âge de fer qu’Antony Gormley a passé sa vie à peupler de ses êtres singuliers.
Antony Gormley imprime ainsi avec « Second Body » une orientation expressive et presque mythologique dans sa création ; telles des spores d’une civilisation à venir, ses sculptures déploient leur étrange impossibilité et dessinent les lignes d’un parcours onirique dans son mutisme, scindé de l’intérieur par une tension essentielle entre fermeture et ouverture. Car, au final, ce jeu de volumes voit le contenant s’affirmer pour révéler ses espaces vacants comme autant de données essentielles à leur existence ; des vides où circule un « oxygène », une force de vie.