Au loin, une île à la fondation Ricard — Les nouveaux romantiques
Les grandes expositions se reconnaissent à ce fait qu’elles incarnent autant qu’elles créent leur thème. Avec Au loin, une île, c’est une compréhension inédite de la mélancolie qui se fait jour. Et si l’exposition réinventait tout simplement le romantisme ?
C’est ainsi la scène anglaise qui sert de base à l’exposition. Et, de fait, Au loin, une île ! a tout de l’élégance burlesque «so british » autant qu’elle n’a rien de réducteur. Car pour décalées qu’elles sont, chaque proposition des artistes s’insère à cette plongée sentimentale inédite qui parvient à mettre à jour des problématiques passionnantes. Une heureuse mise en crise de la mélancolie qui s’incarne dans le papier peint grossièrement imprimé sur des feuilles volantes d’Amalia Pica. Posant de dos face à un paysage livide, abandonnant déjà son mégaphone (voué à hurler dans le vide ?), l’artiste joue de l’ambiguïté du message avec intelligence et drôlerie en s’excusant, dans le titre, de la grossièreté de l’image (Sorry for the Metaphor 2). Comme une lettre morte, le projet immortalisé dans l’image est déjà dépassé, « déjà-vu » et pourtant encore montré. Double rejet, la mélancolie a cette force qu’elle parvient à s’affirmer au-delà même de son ridicule et va elle-même au-dessus de ses propres limites, en un système autocentré.
Un retournement du sens à l’œuvre dans l’installation d’Uriel Orlow, qui offre un véritable journal intime d’un événement passé et non vécu, s’acharnant à penser, à imaginer la solitude des cargos immobilisés durant huit années au cœur du canal de Suez. S’affranchissant des codes de la narration et du documentaire, ce témoignage gravite au cœur de l’étrange expérience de pensée d’un auteur si fasciné par son sujet qu’il en porte l’histoire. D’abord celle, tangible, des reliquats, avec la présentation d’objets fabriqués par ces habitants d’îlots politiques (les équipages restés à bord des bateaux, sans en être toutefois absolument prisonniers, avaient reconstruit une micro société faite de clubs et d’associations) et celle, immatérielle, de la mémoire, avec la projection en parallèle d’événements survenus durant ces huit années.
Ce mouvement capable de faire œuvre du souvenir, de modifier et modeler la mémoire jusqu’à en forger une création se retrouve également chez Susan Hiller qui, s’appropriant le travail des photographes anonyme auteurs de paysages de cartes postales, les met à l’épreuve de sa propre pratique, transformant ces images d’une nature dans sa supposée pureté en un modèle d’illustration de l’irréel, dessinant en ce sens les contours d’un monde décoratif fait d’images fantasmées et « artificialisées ».
Et même lorsque Gail Pickering, avec l’installation vidéo Brutal Premonition rentre dans un contexte plus social, tournant une fiction tout en s’attachant à capter l’esprit architectural du lieu et de ses habitants, l’entreprise mélancolique tourne à plein régime, dramatisant l’attachement, jouant à contretemps avec des acteurs involontaires d’une histoire qu’il s’est écrite.
Plus donc qu’un simple projet de mise en valeur de la scène britannique, c’est une véritable mélancolie enfin libérée de son mutisme qui se fait jour dans Au loin, une île !, et qui redéfinit par là même à nouveaux frais le romantisme contemporain. Un romantisme qui repose ici précisément sur cette réflexion, ce dialogue autour de sa propre démarche. À l’image de la vidéo de Louis Benassi, qui, derrière la violence inouïe d’un artiste envers sa propre œuvre, dévoile une drôlerie de l’exhibitionnisme qui mêle à l’absurde une belle profondeur. Il suffit de l’entendre s’exclamer : « Rien à foutre du cercle alors voilà ! » avant de briser son œuvre pour se convaincre de la terrible beauté de cette posture ambiguë qu’adoptent ces artistes sur le fil, près de s’abîmer dans les méandres du mélodrame sans jamais quitter pourtant le champ de la réflexion.
Car au final, c’est l’idée même que le projet est, en soi, création, qui émerge de cette chorégraphie des mélancolies, qu’il s’agisse de Gail Pickering définissant les règles du jeu avec ses personnages, des diapositives d’Amalia Pica qui font des étapes d’une œuvre autant de moments d’art, ou encore de Louis Benassi qui fait de l’inflexion de sa démarche une œuvre à part entière. Alors quand chaque étape de la création, aboutie ou non, devient l’essence de la démarche, c’est que loin d’être un enfermement, la mélancolie devient un moteur formidable de description, une voix inédite pour dire la complexité du monde.