Biennale de Venise 2022
Mise en crise exigeante des formes de pensée traditionnelle, le thème de l’exposition principale de la Biennale de Venise 2022 laisse émerger une place de choix à l’imaginaire qui épouse les aspirations perplexes de nouvelles générations conscientes de l’impossibilité de poursuivre le cours de la croissance industrielle et des apories de l’économie numérique dans une perspective d’équité universelle.
L’ouvrage pour enfants de Leonora Carrington The Milk of Dreams, donnant son titre à l’exposition, consiste en une succession de récits, saynètes et fables ironiques où textes et images dialoguent et semblent se renvoyer la responsabilité de l’histoire en cours. Tantôt descriptifs, tantôt symboliques, dessins et histoires surréalistes peuplent un monde où les lois des hommes sont soumises à leur confrontation à un bestiaire qui supplante leur réalité et, partant, leur puissance. Une légèreté qui ne manque pas de creuser le trouble et élargit, par son magnétisme étrange, un bien plus large public que celui que semble appeler la naïveté de sa représentation et la brièveté de ses développements. Un patronage pour le moins inattendu pour une présentation d’art international qui évacue d’emblée toute prétention à un intellectualisme factice. La fantaisie, l’invention, la magie, la domination et l’injustice ici s’éprouvent, troublant nos esprits adultes comme on reste marqués par les découvertes intellectuelles de l’enfance.
Dépouillé du socle de la rationalité tout autant que d’un consensus mystique, d’une foi animiste ou d’un fonds religieux, le parcours réussit ce tour de force d’emmener tous les êtres humains dans son vortex de chair, de symboles, d’outrance et de fantaisie qui redistribue tous les panoramas qui fondent nos attendus. Parmi les deux-cent treize artistes, la tendance actuelle d’une économie de moyens avec peu de pièces monumentales, un tropisme certain pour les arts graphiques et une somme de vidéos réduite garantit un rythme finalement assez sage dans la construction du parcours où le peu d’audaces formelles (pièces plongées dans l’obscurité, all-overs, installations, etc.) impose une subtile ponctuation qui contraste avec l’explosion de formes et de couleurs que portent, comme en sourdine, les cimaises de l’Arsenale et du pavillon central. Un chiffre qui prend d’autant plus de relief que ces artistes sont issus de cinquante-huit pays différents et cent-quatre-vingts d’entre eux exposés pour la première fois à la Biennale. Au-delà de la nourriture ésotérique du rêve, la question fondamentale est bien de matérialiser un univers dont l’homme, dans sa notion particulière comme universelle, n’est plus au centre.
À n’en pas douter, la commissaire Cecilia Alemani et ses équipes ont fourni un travail riche et étrangement fédérateur, poussant dans l’arène de la Biennale une somme formidable de talents capables de toucher au plus près les publics. Un écho au parcours personnel de la commissaire, qui, outre avoir été à la tête du pavillon italien en 2017 et mené un projet mettant en jeu l’écosystème de la ville de Buenos Aires dans le cadre de Art Basel Cities, officie depuis une dizaine d’années à High Line Art, une programmation d’œuvres d’art dans l’espace public new-yorkais ancré dans le quotidien de ses témoins mais aussi au sein d’un programme. Que l’on ne se méprenne pas pourtant, ces publics ne désignent pas ici une forme sous-genrée d’amateurs, au contraire, cette diversité est à entendre comme la pluralité aléatoire qu’elle désigne et non son degré d’implication. En abolissant les frontières temporelles et géographiques, les niveaux de conscience et les degrés d’attention, The Milk of Dreams donne à tous l’opportunité de la sidération, de l’étonnement et du charme.
Toutes ces intensités, ces bravades, ces rebuffades face au bon goût de l’art, au bon goût de la vocation humaniste rationnelle et universelle de l’homme participent d’une fête des formes qui démonte la bienséance et ente les flux de singularités à une entreprise d’insoumission généralisée. Que l’on parle de la force du rêve, de réalités alternatives ou d’ambitions cybernétiques bien peu regardantes sur le principe de réciprocité, toutes les œuvres présentées imposent leur fragmentation de l’échange pour se muer en dons, symboles dramatiques et paradigmatiques d’un engagement de soi plein et illimité dans la forme, fracture douloureuse de l’unité de l’imaginaire pour en dégager un organisme multiple, plastique et infini qui, qu’on le veuille ou non, nous relie tous. La succession d’œuvres matérialise en cela parfaitement l’ambition de la commissaire générale d’établir un “récit de l’histoire qui n’est plus basé autour de systèmes d’héritages ou de ruptures mais autour de formes de symbiose, de solidarité et de sororité.”
Ainsi concrétisée plastiquement, la théorie qui préside au parcours n’a rien du verbiage et contribue à l’élaboration plastique d’un parcours activant à chaque détour une nouvelle zone du rêve, un nouvel espace mental tangible qui unit toutes les “capsules”, ces zones de présentation d’œuvres plus historiques (à partir du XIXe siècle), du parcours.
Oscillant ainsi du rêve éthéré à la fiction dystopique, de la technologie de pointe au folklore populaire, de la création instantanée à la précision méticuleuse, ce lait des rêves met en pratique son oxymore pour faire vivre les contraires, l’organique et l’immatériel dans l’intensité magnétique de leur confrontation. Les modes d’expression varient ainsi du croquis au documentaire brut, de la sculpture hyperréaliste à la modélisation libre de fantaisies aléatoires. Concrètement, la représentation apparaît poussée à son paroxysme et la naïveté tout comme l’accumulation “pompière” de symboles parfois abscons met à l’épreuve notre rapport à la création, annulant dans ce trop-plein visuel toute tentation de jugement. L’écueil pourtant d’un nivellement de la faculté critique ou d’un relativisme nihiliste est habilement évité et l’attention portée à l’accrochage, à l’équilibre esthétique des moments de l’exposition reflète bien plus un souci de valoriser tous les artistes.
Si l’on craignait un parti-pris aux confins de l’admiration béate, on reste très agréablement surpris par la situation de la radicalité. Loin de ne consister que dans la volonté de renouveler le regard, elle se décentre à son tour pour résider dans l’énergie requise pour les faire vivre ensemble, les intégrer sans hiérarchie, dépouillée de toute condescendance. Comme une remise à zéro, le commissariat semble s’être acharné à réinventer le pur aléatoire, comme on réinventerait la roue, jetant dans le tourbillon de la force centrifuge les éléments épars agrippés à la volée par une force anonyme.
Plus encore donc qu’aux artistes invités à peupler le parcours, la responsabilité incombe aux visiteurs d’embrasser cette somme de possibles, d’observer ces réussites et la place laissée aux échecs pour faire la part de ce qui ouvre et ce qui occulte.