Luc Tuymans — Galerie David Zwirner
La galerie David Zwirner présente une exposition personnelle de Luc Tuymans, une occasion rare de profiter de l’œuvre du maître à Paris. S’il poursuit avec cohérence son exploration des problématiques inhérentes à la représentation à travers une figuration brouillant les registres de la perception et de la résolution, Tuymans impose des ruptures et glisse avec délice des pièges qui maintiennent en tension le feu de son regard.
Car derrière l’apparente sérénité d’une peinture dense et avenante, invitant presque à la plongée méditative, derrière ce rouge et ce bleu familiers qui se modulent au gré des toiles, derrière ce terme même d’éternité donné comme titre au parcours, la pensée sulfure de Tuymans diffuse sa précieuse toxicité là où l’on ne l’attend pas, déploie son acidité dès lors qu’un contact familier s’établit, sans jamais s’épuiser dans la dispersion. La déflagration, ici, est tantôt sublime avec la représentation de l’explosion atomique (qui détruit nos attendus comme on écrase un fruit trop mûr), tantôt subtile avec le mouvement des sensibilités au Congrès des Etats-Unis, dont l’élégance graphique traduit une dynamique périlleuse pour les conditions même d’exercice d’un pouvoir démocratique où l’opposition, la contradiction et la pleine adhésion deviennent les seules modalités d’un rapport de force qui n’est plus qu’une succession de renversements.
L’exposition de Tuymans offre ainsi d’emblée, comme à son habitude, une confrontation globale avec le monde, qui plonge dans le local, voire le microlocal (les peintures tirées de la vidéo d’un artiste préparant ses outils choisie pour l’énigmatique ressemblance avec une scène de dépeçage) sans s’appesantir sur l’affection individuelle pour tenter bien plutôt, hors de toute posture morale, hors de toute préservation de sensibilité personnelle, de pointer le danger qui émane de la volonté de pouvoir. Moins portée sur la fascination immédiate de l’image, plus ancrée dans une certaine volatilité de notre propre attention aux menaces de polarisation sociale, la sélection d’œuvres d’_Eternity_ offre le reflet inversé de la gravité de son titre. Tuymans bouge et se faufile entre les qualificatifs pour déjouer tout épuisement du regard, heureux de détourer ce « flou » dont on qualifie généralement ses peintures et obtenant, à travers la multitude des signifiants convoqués ici, une franche percussion qui nous confronte à des préoccupations actuelles qui n’en sont pas moins universelles.
Si les motifs et les modes changent, la méthode reste la même ; Tuymans emmagasine, sélectionne et réfléchit ses images jusqu’au jour précis de leur libération, rituel au sein duquel il produit, en un temps limité, l’œuvre ainsi soupesée dans le temps et pourtant dénuée de tout poids d’une facture étendue. Une distance ténue entre acération et rumination qui fait toute la force d’images qui vibrent encore de la force et de la mise au point, toujours en cours, du regard. La représentation picturale est ici fracture, moment solitaire du peintre face à la toile. L’état de nervosité qui l’habite alors, comme il l’évoque lui-même, le pousse à utiliser l’intelligence de la main. Telle une dynamique contenue, la morgue créatrice se distingue de l’aigreur en ce qu’elle se sait tout aussi fragile que ce qu’elle attaque. Elle fait de l’objet de ses craintes le reflet logique de ce qu’elle anticipe et s’offusque assez de cette banalité pour ne jamais égaliser exploration et fascination, pour ne jamais confondre mise au pilori et mise en pâture.
Pas question pour autant de prudence. De même que, dans son travail de commissaire d’exposition, lorsque Tuymans convoque des œuvres extrêmement fortes portant jusqu’aujourd’hui le fer de l’histoire et de l’histoire de l’art dans les cicatrices de la guerre, de la dissolution de sociétés en tropismes individuels, la tragédie dans son sens littéral comme le piège de l’éternité sont au cœur de l’exposition.
Étonnamment en phase avec une temporalité qui pourrait se définir dans son oscillation entre une multitude de centres de gravité, ses sujets virevoltent tour à tour de l’histoire, de sa relecture et de son expression (reproduction des graphiques de votes états-uniens) à l’imagerie iconique folklorique, la note biographique (et autobiographique) en se refusant à toute accentuation, s’ouvrant même à la farce avec un Fantomas (film extrêmement populaire alors en URSS) symbolisant Vladimir Poutine. Un paradoxe réjouissant qui installe l’éternité dans le rebond dynamique des sujets, dans l’annulation de toute répétition symbolique pour exprimer l’envers trop souvent négligé de l’éternité car moins à même de refléter notre fantasme d’une notion anthropocentrée ; l’incommensurable réduction de tout ce qui pourrait la peupler. L’infini n’est pas un banquet offert à la conscience dans lequel étirer son propre désir, il est l’accumulation des désirs de tous dans lequel nos propres pensées, nos propres désirs, notre propre imaginaire retrouvent leur juste place ; celle, infinitésimale, que toutes les autres, qui nous suivent et nous précèdent, occupent.
Le repos et le calme apparent de la grande œuvre qui ouvre l’exposition autant qu’elle le clôt sont à ce titre éloquents, Eternity convoque expressément l’abstraction d’un Rothko et la conceptualisation géométrique d’un Kenneth Noland, nous plongeant dans une éternité d’une toute autre nature. Derrière la gourmandise et l’épaisseur sensuelle d’une matière picturale extrêmement dense, c’est bien la représentation de la déflagration atomique telle que se la représentait le physicien Werner Heisenberg à travers une maquette de verre. Une destruction absolue qui porte à son acmé la vanité en faisant se rejoindre la nécessité de l’éphémère avec l’absolue éternité, elle aussi à venir, de sa fin.
C’est pourtant la série de toiles consacrées à la répartition politique du congrès et les mains du peintre qui sont considérés comme les « moteurs » de l’exposition, perturbant encore la réception du propos du peintre, heureux comme toujours de laisser ouvertes au sein de ses œuvres des pistes qui continuent d’en modifier la lecture. Là encore s’affirment l’humour et l’ironie d’un regard non pas désabusé mais excité, maintenu dans sa nervosité par le cours incongru d’un monde au sein duquel les intérêts personnels n’en finissent plus de détourner la possibilité la plus élémentaire de lui donner chance de faire sens. Comme ce point dans l’océan à l’origine de l’autoportrait de l’exposition, agrandi par le zoom, le maître ne regarde pas avec condescendance mais avec le masque seulement de l’habitude. Pour cacher peut-être ou exorciser le bouillonnement de pensées fugaces qui, ainsi exprimées, par l’art du décalage, de la représentation, du découpage et de l’invitation faite au regard à se perdre dans l’illusion de la lumière suturée par les pigments, agit bien plus profondément.
La multitude des images dans la singularité de la toile, le mouvement capté mais jamais capturé de la déflagration, de la versatilité des opinions qui s’offrent au regard invitent à leur tour notre mouvement en leur sein, nous y aspirant ou exigeant au contraire que nous déplacions le regard pour l’envisager sous son jour le plus clair. « L’important n’est pas l’image fixe mais l’image qui bouge » nous dit-il, D’où peut-être ici l’importance fondamentale de la physicalité dans sa peinture, dans cette forme d’échappatoire à la froideur de l’algorithme, dans la preuve tangible d’une restitution autrement sensible du monde, échappée du temps cyclique tout en affirmant sa pleine réalité. Il y a dans tout cela l’impertinence, l’évidence et la frontalité d’un peintre qui fait des images, refuse de s’éterniser sur son évolution, sa progression, qui pour lui sont évidentes. Les moments de peinture pourtant éveillent sa joie, la couleur, le contraste, l’opposition du bleu et du rouge.
Faisant de sa peinture le prisme pour emprisonner ses images, émerge sa propre biographie des humeurs en mouvement d’un monde qui bouge et qu’il n’attend pas, abordant les sujets polémiques du présent sans les ériger en absolu. Tuymans glisse à loisir parce que ses images sont mouvement, lui permettent d’avancer aussi, de boucler certainement des schémas de réflexion qui ne sauraient l’enfermer. Sans excès d’humilité, sans excès de malice, on retrouve pèle mêle ses obsessions mais aussi des souvenirs d’enfance avec ce film soviétique qui a influencé Star Wars, cet autoportrait dont l’indétermination des lignes devient ici un masque, se pose sur son visage comme un autoportrait piège. L’anecdote, l’histoire, la réflexion sur les algorithmes, la politique, l’enfance, l’histoire de l’art et la malice se confondent alors avec l’évidence du pas de charge. On file à son rythme à travers cette somme d’images au sein desquelles la scénographie intelligente impose de nombreuses respirations.
La gravité d’un réalisme à l’œuvre dans son surgissement là où l’on ne l’attend pas s’illustre répète un trait prégnant à l’œuvre dans ces reproductions de reproductions qui questionnent, en le mettant à l’épreuve, le poids d’une réalité dont la dynamique continue de battre. Un point essentiel dans la fascination que continue d’exercer sur l’artiste la peinture de Van Eyck autant que cette lecture qu’elle amène d’un art belge dont les figures tutélaires (Ensor, Magritte, Rubens) partagent, derrière leur apparente réinvention du réel, une gravité qui ne quitte jamais sa pesanteur.
Tous les glissements, les écarts de Tuymans, reproduisant ici une photographie de reproduction en maquette, une retransmission sur écran d’une image de film deviennent alors autant de couches apposées sur le monde pour en filtrer ce qui résiste à la répétition. Ce réalisme chez lui c’est la mise en espace, en négatif, de ce qui précisément se perd dans le réel, la mise en scène de la mort, continue et presque essentielle à son existence, de la déperdition du réel, de son impossible identité absolue à soi. La peinture, moins que jamais n’est portée par le fantasme de la reproduction, elle est ici animée par une finalité de confrontation, de confusion de l’image à son double pour éprouver l’impossibilité de son unicité.
Cette danse virtuose pourtant, se doit de nous tenir et elle nous installe bien définitivement dans une succession d’idées dont ne dérive aucune autre narration que la succession de tons chromatiques, les échos de formes et dialogues de lignes volontairement mis en résonance. Ce n’est ainsi pas la valeur narrative de l’image que Tuymans écarte à nouveau, on ne se sépare jamais définitivement de l’histoire, de même que le peintre n’est jamais hors de tout propos. Simplement l’histoire qu’elles véhiculent participe de la possibilité même de construire une narration à venir. À rebours et en avance, sa représentation s’inscrit dans le temps autant qu’elle en scripte la lecture qui en sera possible.
Par le trait, par le désir de peinture et la force du concept, Tuymans révèle ainsi, avec Eternity sa capacité à brouiller définitivement notre dichotomie familière opposant le réel et de son image et, en faussant la ligne de démarcation entre illusion et réalité, révèle finalement la porosité du vrai et de sa reproduction, du néant et de l’infini, pour mieux rendre à notre conscience l’opportunité de mesurer la gémellité de l’éternité et du vide, la radicale nécessité, par l’image, de questionner ce qui se meut autour de nous.
Exposition Luc Tuymans, Eternity, du 10 juin au 23 juillet, galerie David Zwirner, 108 rue Vieille du Temple, 75003, Paris