David Douard — Le Plateau, Frac Ile-de-France
Pour l’exposition O’Ti’Lulaby au Plateau, David Douard propose un parcours immersif qui redessine l’espace du lieu en un vestige de paysage urbain qui, sous des airs sauvages, n’en est pas moins immaculé et particulièrement sensuel dans sa froideur.
Chaque sculpture, chaque pièce semble inviter le visiteur à en faire le tour, à explorer sous les matériaux transparents, autant de strates d’un épiderme qui, s’il les protège, expose à leur tour des entrailles qui réinventent leur propre vie. Dans ce chaos ordonné confondant intérieur et extérieur, d’organes internes constitués d’éléments précisément destinés à la communication publicitaire, à l’exposition extérieure, David Douard impose un sens de lecture, un mouvement du spectateur et du regard qu’il entrave à son tour. L’étrange familiarité des éléments devient glaçante ; dans leur agencement, ces signes que l’on connaît et qui nous font face au quotidien imposent leur présence ici en nous obligeant à opérer des circonvolutions inattendues, à revenir sur nos pas, enjamber ou longer des obstacles et perturber à notre tour un sens de la visite que les contraintes rendent encore plus abscons. De la mise en espace de compositions libres et libérées des codes de l’esthétique traditionnelles, l’alternance brutale des couleurs, la succession apparemment aléatoire de clarté et d’obscurité évoque tout à coup les codes de la détention, de la désolation d’un monde extérieur qui ne serait qu’une nouvelle itération de l’incarcération. La grille compose ici autant qu’elle enferme, soutient autant qu’elle empêche.
Des sentiments ambigus qui ne sont pas sans faire écho à la pratique de cet artiste qui insiste largement sur la sensation, sur l’affect et le ressenti d’un monde en mouvement, oscillant entre la froideur de l’industrie et la chaleur organique de tous les éléments qui le composent. Derrière l’ancrage radical de son imaginaire dans une réalité contemporaine emplie de technologies dématérialisées autant que de débris encombrants, l’écran vecteur d’images peut tout aussi bien devenir simple support faire office de motif dont la variation rythme l’appréhension des signes du parcours. La prégnance d’une pensée de « l’organique » apparaît alors ici décisive ; sans céder à la tendance d’une certaine science-fiction d’orchestrer la rencontre du biologique et du technologique, David Douard coupe court à toute dichotomie pour embrasser tous les pans de l’histoire, du folklore à la technologie de pointe, du DIY à la haute précision et du romantisme à l’hyperréalisme et, plus donc qu’une simple cohabitation, agence ses éléments comme on noue les vaisseaux d’un corps pour lui donner vie.
Malgré leur infinie différence, chaque matière, chaque surface, chaque signe est lié à la même matrice terre qui nourrit ces constructions où sélection naturelle, développement biologique autonome, évolution spontanée ou mutation par rencontre de corps extérieurs participent d’une même réalité. Une manière pour ses œuvres de proposer résolution au paradoxe où la poésie, l’expression contestataire, incontrôlée, les mots glanés sur Internet participent à l’érection de corps qui s’en nourrissent et laissent couler dans leurs veines synthétiques la somme devenue produits de réalités idéales incarnées. « En silence », comme il aime à l’utiliser, l’écriture d’anonymes, les complaintes comme les constructions poétiques qu’il infuse à la matière usent de leur nature éminemment cachée, « anonyme », pour moduler des formes d’expression volontairement affranchies des codes de la reconnaissance. Un « écho » système silencieux donc, qui charrie en lui les résonnances de formations millénaires des éléments autant que des machines gigantesques qui en opèrent la fusion pour finalement échouer dans le monde, rebuts pris au piège de structures qui les enferment, s’en nourrissent et se développent à travers elles. Pour appeler enfin les voix qui s’élèvent, se perdent et se taisent à leur encontre.
Ce parcours saisissant que propose le Plateau prend ainsi des allures de plongée dans un inconnu aussi engonçant que plein de ses perspectives cachées, dont les images, détails d’éléments échappés d’un présent déjà mythologique sont autant d’appels à user de son imaginaire pour les prolonger, compléter et réinventer. L’ensemble, vibrant des intensités contradictoires de morceaux et tentatives d’expressions d’autres qui, derrière leur anonymat, sont autant d’entités masquées, dépeintes dans leur réalité de messagers sensibles dont l’artiste préserve l’éclatement de l’identité.
Il y a chez David Douard une belle agilité dans sa capacité à faire résonner un mouvement de pensée nourri des codes de son propre anonymat, revendiquant, comme il l’évoque, le masque et l’effacement comme une « affirmation » de soi sans jamais tenter de le figer. Cette réussite est précisément la force d’un art qui se nourrit d’un flux d’images, de théorisations, de sensations et de symboles pour s’attacher à en penser le mouvement et rendre ainsi dans sa création une dynamique qui s’élève au-dessus du simple argument, au-dessus de la possibilité même du débat pour occuper bien plutôt une position, saisir et porter à l’évidence une complexité dont son œuvre est un reflet, avec ce que cela porte de charge, d’intention et d’invention.
En ce sens, O’Ti’Lulaby développe un monde qui pousse chacun à sortir des limites du sien, à percevoir dans ses compositions, qui sont autant de brèches dans le cours d’un temps qui fuirait à la manière d’une rivière déchainée, un moment physique. Une stase du temps en un matériau dont la forme pourrait bien symboliser un fragment échappé du réel, porteur d’un secret permettant, si l’on se laisse aller à ces fictions plus scientifiques qu’il n’y paraît, à son tour de l’imiter pour inventer sa propre « désidentité ».