Interview Clément Rodzielski — Galerie Chantal Crousel, Paris
L’artiste français Clément Rodzielski présente, à la galerie Chantal Crousel à Paris, deux nouvelles séries au sein de son exposition personnelle (suspendue pour le moment).
Léone Metayer : Comment êtes-vous venu à ce geste de « peindre sur », des fonds de dessins animés d’une part et des magazines d’autre part ? Dans les deux cas, vous recouvrez des images, vous investissez une surface déjà habitée, un geste fréquent dans votre travail.
Clément Rodzielski : Les deux séries ne procèdent pas du même rapport. Mes interventions, mes manières, sont très différentes. Pourtant oui, dans l’une et l’autre, c’est peindre sur des images. Je ne dirais pas tant « recouvrir » que « entrer dans ces images ». Ce sont deux types d’objet et de fait, la peinture fait état différemment de ces objets. Elle est le point d’entrée par quoi le regard glisse. Elle opère un va-et-vient en profondeur pour les animes et un va-et-vient en panoramique pour les magazines.
Est-ce l’appel d’un vide à remplir ou plutôt celui d’une chose à dissimuler, à transformer, qui vous a mené à ces deux types d’objets ?
Pour les animes, il s’agissait de rembobiner la chaîne de fabrication collective, de revenir au moment d’avant les personnages sur celluloïd, envisageant qu’à partir d’un même décor, une histoire nouvelle peut être racontée. Une histoire sans histoire ici. Plusieurs choses m’intéressaient. Par exemple, qu’il s’agissait là d’un objet qui avait appartenu aux écrans. Mais deux caractéristiques me poussaient au travail : c’était déjà une peinture, et quelque chose dans cette peinture manquait. Pour les magazines, la peinture fait bascule. Elle vaut comme insert ou fait contre-champ, redistribuant la place des protagonistes impliqués dans la fabrication de ces images. Elle empêche la réification. Dans les deux séries, on pourrait envisager ces peintures comme des abstractions, des pochades. Mais associées à ces images qui leur sont d’abord étrangères, elles prennent leurs odeurs. Elles les miment, existent à travers elles, s’inventent à travers elles. Elles les prolongent et dans le même temps, elles contrarient leurs existences premières.
Les fonds de dessins animés ne serviront plus et les publicités sont démodées. Vous investissez donc des objets de récupération désormais inutiles, appartenant à un temps désuet. Concernant les fonds, en peignant sur des images qui étaient des peintures avant d’être des écrans, vous semblez remonter le temps. Cette dimension temporelle fait-elle partie de votre démarche ?
Pour la plupart des peintures des magazines, je les réalisais durant le mois où la revue paraissait. La peinture et la publicité étaient alors absolument contemporaines. Un écart va nécessairement se creuser avec cet objet, dont la date visible l’inscrit dans un passé. Mais je n’en faisais pas une procédure stricte, il a pu m’arriver de peindre sur un magazine paru il y a deux ou trois années. L’appréciation de ces pièces va évoluer au fil du temps, suivant le changement de relation que nous pouvons avoir avec ces images. Pour les animes, ce sont des peintures qui se superposent à des peintures que des dizaines d’années séparent. Mon intervention peut s’apparenter à une mise à jour.
Vos peintures abstraites, en s’inspirant de décors ou de publicités, rappellent la capacité des images à susciter l’imaginaire en nous. À une époque submergée par l’immense quantité d’images et surtout par la rapidité de leur circulation, nous nous contentons parfois de les consommer, oubliant de les regarder avec attention. Pourtant, une image ne donne pas toujours tout à voir. Est-ce cette part de mystère que vous avez cherché à révéler ?
Je ne crois pas qu’il y ait une part de mystère dans chaque image. Les images, ce sont aussi des corps qui tournent autour de nous, elles ne sont pas nécessairement adressées directement à nos yeux. Je ne me préoccupe pas de savoir si les images que j’utilise sont regardées avec attention ou non. Ce ne sont pas des vestiges ou des objets particulièrement dignes d’intérêt. Mais ce sont des marchepieds pour moi, des objets dont je veux tâcher de dire la sorte d’épaisseur. En effet, je présente parfois ces peintures — même si elles ne sont pas exclusivement cela –, comme la représentation d’une possible vie intérieure des modèles, concernant les magazines, et comme la représentation d’une possible vie intérieure de ces fonds peints, concernant les animes.
Pourquoi avoir choisi des modèles aux yeux fermés ? En quoi ont-ils inspiré votre façon de peindre ?
Il y a une généalogie des figures aux yeux fermés très intéressantes tout le long de l’histoire des représentations. Mais avant de songer à cela, sujet et façon me sont apparus simultanément, comme une évidence. Surtout, c’était l’occasion que le modèle soit premier et dicte ma façon de faire, ma façon de peindre. Prenant modèle sur le modèle, je peins les yeux fermés, j’échange mon regard contre un autre et nous partageons la même obscurité.
Pour quelle raison avez-vous eu recours, en particulier, aux dessins animés japonais des années 1980-1990 ?
Ce sont ceux dont les fonds peints étaient disponibles. Je choisissais les peintures qui n’apparaissaient pas précisément appartenir à des dessins animés. Non pas pour en garder le secret, puisque c’est absolument inscrit dans le projet, mais je cherchais parmi elles des images qui pouvaient apparaître sans destinations, sans référents précis, sans nostalgie. Ce sont des images relativement génériques, mais qui ont en leur sein une qualité qui m’engageait dans une relation particulière avec chacune d’elles.
Originaire d’Albi, après des études à Toulouse puis aux Beaux-arts de Paris, vous vous êtes installé à New York en 2018, où vous avez réalisé ces deux séries. Qu’apporte à votre travail le fait de vivre dans cette ville ?
Je suis toujours soucieux de ce que les œuvres ne soient pas créées hors-sol. C’est-à-dire que j’essaie de faire en sorte que les pièces soient au confluent d’un réseau de circonstances. Le lieu est une de ces circonstances, même si ça peut ne pas sembler prégnant dans l’ensemble du travail. Dès lors, j’étais curieux de voir ce qui allait se produire. Pourtant, je me suis surpris à utiliser des images venues de l’Asie de l’Est — j’avais affaire, encore, à d’autres pays étrangers — et des images de la presse internationale — de nulle part pour ainsi dire. Dès lors, les choses se sont présentées de telle façon que le lieu ne semble avoir aucune incidence, ce que je ne crois pas.