Interview Marie Maertens, commissaire d’American Women — La Patinoire Royale-Galerie Valérie Bach, Bruxelles
La Patinoire Royale–Galerie Valérie Bach fermait les portes ce 21 mars d’une exposition collective exceptionnelle d’artistes femmes, American Women, organisée par la curatrice Marie Maertens.
Ancrées dans la question de l’identité féminine, les dix-huit artistes qui composent cette sélection transgénérationnelle usent de médiums et de biais distincts pour interroger la construction et la perception du corps. De la photographie à la peinture, de l’installation à la vidéo, l’exposition dresse une cartographie polyphonique des enjeux à l’heure d’une modernité qui s’autorise à se confronter aux problématiques du genre sans se réduire à la binarité de leur opposition. Retour avec sa commissaire, Marie Maertens sur cette présentation qui révèle sa richesse précisément dans la rencontre de ses singularités.
Guillaume Benoit : Comment est né ce projet et combien de temps a été nécessaire pour le mener ?
Marie Maertens : Il a été initié par une invitation de Valérie Bach, fondatrice de La Patinoire Royale, qui, sachant que je passais beaucoup de temps à New York à faire des visites d’ateliers et à découvrir des artistes émergents, m’a demandé de réfléchir à un projet d’exposition. Petit à petit, et sur une longueur de deux ans, j’ai resserré le projet autour du féminisme et de l’appréhension des différentes minorités, vus par des artistes femmes. Si au départ, je ne pensais montrer que la jeune génération, des discussions avec des plasticiennes et des lectures, notamment New York New Wave, de Kathy Battista, m’ont conduite à demander aux galeristes des œuvres de figures historiques telles que Martha Rosler, Annette Lemieux, Mary Kelly, Carolee Schneemann ou Nancy Spero. J’avais par ailleurs déjà rencontré Kiki Smith, pour un article dans Connaissance des Arts, pour lequel j’écris et lui en avais parlé, donc il a été relativement facile d’obtenir des prêts. Tout le monde a joué le jeu : des prêteurs aux plasticiennes qui ont conçu des œuvres pour l’exposition, à l’exemple de Julie Curtiss, Loie Hollowell ou Cassi Namoda.
Comment vous situez-vous par rapport à la portée du sujet, s’agit-il pour vous d’un projet qui s’inscrit dans une forme d’engagement ?
Cette question rejoint bien différentes problématiques de l’exposition et notamment le fait qu’entre la fin des années 1960, date des pièces plus anciennes et aujourd’hui, évidemment le monde a changé. Même si Martha Rosler tempère dans l’interview faite pour le catalogue qu’il n’a malheureusement pas tant évolué que cela… Toutefois au cœur des années 1970, nous sommes dans la seconde vague du féminisme, accentué et exacerbé par la société de consommation naissante qui stigmatise les sexes et les catégories sociales, pour des raisons économiques. La fameuse « ménagère de moins de cinquante ans », qui fait les courses pour le foyer est la cible des publicitaires. Les stéréotypes s’exacerbent, également dans la représentation de la jolie secrétaire ou de l’accueillante serveuse… Par ailleurs, cela se produit en pleine guerre du Viêt Nam, avec une génération d’artistes qui décide de témoigner et de s’insurger contre le monde dans lequel il vit, notamment par rapport à leurs aînés des Expressionnistes Abstraits, tous des artistes mâles, qui peignaient à l’huile sur de grandes toiles. Quand Martha Rosler emploie l’illustration ou le photomontage, Annette Lemieux, la photographie, ou Nancy Spero, le dessin pour dénoncer les horreurs de la guerre, elles le font de manière assez frontale. Près de soixante ans plus tard, les artistes témoignent de davantage de distance et peuvent se permettre plus d’ironie dans leurs travaux.
Ainsi Chloe Wise, dans ses vidéos, dénonce les travers de la société américaine : le consumérisme à outrance, le diktat de la beauté, l’apparente absence d’inégalités sociales ou raciales. Mais elle assume préférer le mode de transmission de la comédie, par rapport à la tragédie. Julie Curtiss joue, quant à elle, avec les représentations archétypales du modèle féminin et s’est focalisée sur les chevelures, les ongles ou les chaussures, mêlant des références à la série Mad Men aux recherches de Carl Gustav Jung. Un autre exemple s’illustre avec Sara Cwynar, qui réutilise des images des années 1960, modifiée à l’ordinateur, pour nous interroger sur ce que nous enseigne l’image, tout en caricaturant le gros plan d’un homme — qu’on imagine rentrant du travail — et se saisissant d’une bière. Parce que les conquêtes féministes ont avancé, ces plasticiennes peuvent s’exprimer avec décalage et humour. Toutefois, le concept de l’intersectionnalité, qui a été inventé par la journaliste Gloria Steinem afin de conjuguer les différentes minorités, ou considérées comme telles, pour les rendre plus fortes a été réactualisé ces dernières années à la suite du mouvement #MeToo. Depuis deux ans, la parole a été réaffirmée pour dire que certains comportements, gestes ou paroles n’étaient plus admissibles et les luttes se sont à nouveau regroupées.
Votre exposition articule le féminisme et la féminité, se confronte à une multitude de sujets semblant reconnaître d’emblée la largeur de son spectre, est-ce que cette façon d’aborder le féminin par un prisme multiple est une forme de position politique, ou à tout le moins théorique ? S’agit-il de ce voyage « infini » évoqué dans le titre comme le puits de questions et d’interprétations qu’il peut engendrer ?
Comme le montrent les artistes de la plus jeune génération de l’exposition, cette question est complexe car le féminisme semble induit et naturel à leurs yeux. À tel point qu’on a pu accuser certaines d’être un peu superficielles, mais il faut bien comprendre que la lutte n’est pas la même quand on grandit dans les années 1990 ou 2000, dans un pays qui n’est pas en guerre, au sein d’écoles mixtes avant de rejoindre les Beaux-Arts — où même si les artistes femmes ne sont pas encore représentées par la suite à égalité dans les expositions — on ne leur dit plus, à l’inverse des années 1960, qu’elles feraient mieux d’arrêter tout de suite… Je précise aussi que la question de la distance est assez importante dans l’exposition. Julie Curtiss est née en France, Sara Cwynar et Chloe Wise viennent du Canada et toutes observent la société américaine avec recul. Cassi Namoda est née au Mozambique, puis a grandi aux États-Unis. Dans les trois peintures réalisées pour l’exposition, elle crée le personnage de Maria, sorte d’alter ego, pour remémorer la situation de son pays natal, dans les années 1970, quand il est en guerre d’indépendance contre le Portugal, tout en évoquant le rôle que sa mère a joué à cette époque. Elle convoque donc l’émancipation des femmes en temps de guerre, le néo-colonialisme et la géopolitique, mais avec la vigueur d’une touche très colorée et un plaisir évident de l’acte de peindre. Pour revenir à la question du titre, c’est une forme de digression entre celui de la biographie de Gloria Steinem, My Life on the road et un voyage infini que j’ai inventé, tout en affirmant que les luttes ne sont jamais éternellement acquises, même si elles évoluent avec la société.
Vous évoquez justement l’ouvrage Gloria Steinem dans la présentation de l’exposition, s’agit-il d’une œuvre qui a marqué les artistes que vous présentez ? En quoi ces femmes s’emparent-elles de cette position d’analogie entre les luttes contre toutes les discriminations ?
Oui, cette femme activiste a été très marquante aux États-Unis et toutes les artistes de l’exposition la connaissent. D’ailleurs, Macon Reed y fait directement référence dans l’interview du catalogue et montre à quel point elle a été importante dans sa formation. C’est l’une d’entre elles qui est le plus politiquement engagée, notamment avec sa tribune présidentielle qui reproduit la salle de presse de la Maison Blanche. C’est une œuvre participative, pour laquelle l’artiste souhaite que le public prenne la parole et s’exprime, notamment face au Président Trump. Macon Reed s’enthousiasmait que l’exposition ait lieu à Bruxelles, siège de l’Europe, pour que cette entité s’affirme face à l’hégémonie des États-Unis.
Dans cette lutte contre toutes les discriminations, le travail de Leslie Hewitt est également très signifiant. Par ses montages de photographies trouvées, elle témoigne autant de la culture de la « middle-class » américaine, nous renvoyant là encore à l’après-guerre, qu’aux premières manifestations et émeutes contre le racisme. Les minorités se soulèvent et Martin Luther King est assassiné en 1968… Ses images sont issues des archives de particuliers ou proviennent des magazines Life ou Ebony, très lu par la communauté afro-américaine. C’est aussi pour cela que le lien avec des artistes plus historiques s’est imposé. Leslie Hewitt m’a dit être honorée d’avoir été présentée, dans une partie de l’exposition, avec les photomontages de 2004 de Martha Rosler, qui s’insurgeait alors contre la Guerre d’Irak. Ses pièces montrent d’ailleurs encore davantage aujourd’hui à quel point ces dernières étaient novatrices, en mettant tout au même niveau, que ce soit la beauté, la déco, la mode, avec les soldats, les meurtres, les bombes ou les déflagrations, bien avant qu’Instragram n’existe… Très tôt, elle enjoignait le public à une méfiance envers les médias et la société de communication.
On sait que le contexte joue une grande part dans l’adoption des médiums par les artistes ; la question du poids culturel et historique lié à la domination patriarcale est-elle entrée en débat dans le parcours de ces artistes et le choix de leurs médiums ?
Totalement et si la performance et le body art naissent dans les années-là, si les artistes emploient la photographie et la vidéo, c’est également en réaction à la peinture à l’huile qui symbolisait en effet le patriarcat. Carolee Schneemann a énormément choqué dès la fin des années 1960, quand elle réalisait ses performances, qui n’étaient pas toujours des événements à destination du public. Notamment pour les Forbidden Actions, dont nous montrons une série dans l’exposition, pour laquelle elle profite de l’absence d’un gardien pour se déshabiller et aller se jeter contre la vitre d’un musée, action immortalisée par un complice et dont il reste des photographies. Elle s’est aussi filmée faisant l’amour avec son compagnon et les critiques de l’époque ont désigné son travail comme étant masculin parce qu’il était engagé et « couillu » ! Un terme qui a été utilisé pour qualifier la peinture de Paul Cézanne, que Carolee Schneemann a d’ailleurs étudié car il symbolisait le passage à la modernité en peinture.
Cela questionne aussi les genres, dont Odessa Straub qui était montrée à ses cotés, donne une version très contemporaine en se définissant comme « cisgenre » et en affirmant une « sur-féminité ». Là encore, on peut constater que les femmes ont gagné en pouvoir et en autonomie. Mais parfois, la vulnérabilité est également une arme, comme en témoigne Angela Dufresne qui, née en 1969, se situe quelque peu entre les deux générations majoritairement représentées dans l’exposition. Elle a étudié dans les années 1990, quand l’épidémie du Sida était au plus fort et, dans sa pratique, a souhaité réemprunter tout ce qui s’apparentait à l’art patriarcal, soit la peinture à l’huile, figurative qui plus est ! Au départ, et dans des années dévolues à l’art conceptuel, personne ne comprenait ce choix. Ses modèles étaient des représentations d’actrices, symboles de pouvoir et de liberté, mais aussi espaces de projections et de fantasmes, ou ses amis proches, issus de la communauté Queer et qui lui permettaient de témoigner, toujours de manière subtile, des inégalités qu’ils subissaient. Quand on regarde bien les toiles, souvent les sourires se font grimaces et la beauté semble fléchir…
L’abstraction et le minimalisme, s’ils sont présents, paraissent néanmoins en retrait derrière une prégnance de la figuration, s’agit-il d’un point qui vous paraît parlant dans vos recherches ?
S’il est vrai que l’ensemble de l’exposition s’affiche plutôt dans des représentations figuratives et qui témoignent d’un vrai plaisir et d’une affirmation du « faire », Leslie Hewitt épouse davantage un vocabulaire minimal directement en lien avec cette période de l’histoire de l’art. Passionnée de sculpture, elle poursuit souvent des lignes de fuite imaginaires ou réinterprète le motif de la grille. L’une de ses œuvres interroge l’héritage de Carl Andre, immense artiste de l’Art Minimal, mais aussi accusé d’avoir tué sa femme, Ana Mendieta, qui travaillait dans les années 1980 sur la question des genres et des rapports entre les deux sexes. Toutefois, si l’on ne connaît pas cette histoire, on ne voit que des pièces très délicates et parfaitement réalisées… C’est ce que j’aime chez cette artiste, de pouvoir asséner des bombes derrière des lignes très strictes. La série de photographies d’Iman Issa semble également très rigoureuse, alors que cette plasticienne met en avant le ressenti et la phénoménologie face à l’œuvre et « l’inframince » qui se développe entre elle et son spectateur. Que se passe-t-il entre l’œuvre et nous ? Comment la lit-on ? Comment nous imprègne-t-elle ?… Quant à Loie Hollowell, ses formes abstraites réfèrent toujours aux corps ou aux organes génitaux. Elle n’a pas peur de peindre des seins, des ventres ou des sexes, parfois des érections et des éjaculations, stylisées en géométrie et que l’on ne perçoit pas toujours au premier coup-d‘œil… Elle s’empare des corps pour renverser le point de vue du « Male Gaze » — qui a imposé son prisme sur la société, les femmes, mais aussi la domination coloniale — en un regard jouissif de « Female Gaze ». Le corps féminin est l’un des sujets classiques de l’histoire de l’art, mais qui avait pendant des siècles été vu de l’autre côté, d’où l’importance de la réappropriation.
Les différences de génération témoignent-elles de différences de problématiques ou as-tu pu lire à travers ces travaux une certaine unicité ?
Formellement, on peut analyser que les œuvres plus anciennes vont être globalement de plus petits formats et souvent en noir et blanc, mais le propos demeure le même, tout en montrant la place que les femmes artistes ont conquise dans l’art contemporaine. Elles ont gagné en affirmation, en légitimé et en cote également car certaines d’entre elles, telles que Loie Hollowell et Julie Curtiss peuvent se targuer d’avoir des listes d’attente de collectionneurs. Je vais même être honnête, Chloe Wise ne pouvait pas fournir d’huile sur toile pour l’exposition, car elle n’en a plus aucune de disponible et, étant prise à l’époque par un solo-show dans un musée, elle ne pouvait en concevoir spécialement pour l’exposition. Toutefois, je trouve qu’elle révèle dans ses vidéos encore bien plus d’humour et d’acuité mordante face au monde contemporain. Elle ose davantage. Car un marché qui ne fonctionne pas bien — et celui de la vidéo, à part pour quelques exceptions, n’a toujours pas trouvé son modèle économique — offre aux artistes la possibilité de dire bien plus de choses…
Certaines artistes sont peu connues en Europe, qui es-tu particulièrement heureuse d’avoir pu montrer à Bruxelles ?
Presque toutes ! Car dans la plus jeune génération, seule Leslie Hewitt avait déjà été présentée dans un group show à Bruxelles et je pense que la plupart des visiteurs avaient parfois pu voir une seule œuvre des autres plasticiennes dans une foire, c’est tout… Les figures historiques sont plus connues, mais même Carolee Schneemann commence à être montrée seulement depuis dix ans. Quant à la série des War Drawings de Nancy Spero, dont je présente trois dessins, elle a été dévoilée pour la première fois dans son intégralité en 1997 à la documenta X que dirigeait Catherine David, soit trente ans après leur création. Il faut comprendre à quel point ces femmes artistes étaient courageuses de continuer à produire, seules à l’atelier, quand personne ne s’intéressait à elle, ni ne regardait leur travail… Quand, alors, être une femme plasticienne relevait d’une minorité.
Tous les détails de l’exposition sur le site de La Patinoire Royale-Galerie Valérie Bach