Interview Philippe Mayaux
De la conscience écologique à la création numérique, Philippe Mayaux revient sur son rapport au dessin, à la peinture, à la nécessité, in fine, de faire tableau. Libre dans sa pensée comme dans sa pratique, l’artiste, dont on peut découvrir actuellement au Portique du Havre l’exposition Songe d’un jour d’été est plus attaché au processus et au travail même de l’œuvre qu’au support qu’elle investit. C’est armé d’un regard empreint d’une ironie mordante sur le monde qu’il nous ramène à lui, à l’inextricable lien qui y unit, de l’infime à l’infini, toutes les formes de vie, toutes les formes de mort.
Revenant ainsi sur sa démarche, Philippe Mayaux se dévoile peintre en négatif, en trompe-l’œil, contrant chacun des termes des luttes qu’il met en scène comme pour mieux en révéler la paradoxale constitution. À l’image des deux concepts d’infini et d’impossible qui polarisant les limites magnétiques de son travail. C’est alors à travers une expression plastique dépossédée des attendus du goût mais innervée de toute l’histoire de la représentation et ancrée dans les moyens de son temps qu’il nous fait passer, comme en contrebande, à travers l’expression plastique, l’idée toujours renouvelée d’une circularité essentielle qui nous oblige (la conscience écologique), nous dirige (la représentation) et nous malmène (le délire des sentiments).
Flegmatique et bien moins fainéant que jouisseur de son temps, ce peintre qui ne « veu[t] rien emprunter au réel » abandonne avec délice le poids lancinant du modèle, en le réfutant précisément pour mieux modeler son monde et révéler, par l’accident de la tache, par l’étirement de sa familiarité, le hasard de sa propre nécessité, son « naturel ». Sa magie opère invariablement, dévoilant une condition humaine insoutenable et pourtant tragiquement vraie où l’infini est à expérimenter, chaque fois renouvelé, au quotidien. Une vérité impossible.
Guillaume Benoit : Votre formation à l’art s’est essentiellement déroulée à la Villa Arson de Nice dans les années 1980, que retenez-vous de cette période ?
Philippe Mayaux : Avant l’arrivée de Christian Bernard, la villa Arson était surtout connue pour son département communication, les élèves qui choisissaient Art étaient soi-disant un peu louches, bizarres. On dira que les artistes n’étaient pas à la mode comme aujourd’hui, mais dès sa nomination, en décidant que tout serait art dans un seul département, il a donné une grande et nouvelle impulsion à cette école. Il y eu tout de suite quelque chose de formidable qui s’est passé, en particulier l’été, avec de grandes et fameuses expositions comme Le Désenchantement du monde ou Sous le soleil, No man’s Time. C’est là certainement où l’on a appris le plus car on assistait de grands artistes, mon professeur d’atelier Noël Dolla mais aussi Claude Rutault, Daniel Buren, Sarkis, Kippenberger et beaucoup d’autres encore venant des quatre coins du monde. On fabriquait des choses hors-norme, étonnantes pour nous. Ça nous a aidé à nous cultiver et à choisir nos propres voies, à nous détourner aussi un peu du système purement scolaire.
Il y avait des figures qui sortaient du lot ?
Oui Kippenberger par exemple, qui avait une liberté, un humour, un esprit rock que l’on retrouvait un peu moins chez une majorité d’artistes français, très sérieux et très portés sur les manifestes. Il faut dire que la scène hexagonale était assez sévère, dominée par pas mal d’interdits et influencée par le mythe que la peinture était morte avec Marcel Duchamp. Entre 1985 et 1989, il y avait une grosse puissance BMPT et une hégémonie de l’art américain et allemand. Le milieu était très conceptuel, matérialiste, sociologique ou minimaliste avec beaucoup, beaucoup de ready-made. On assistait également à l’avènement de la photographie. Les peintres français n’étaient pas à l’honneur dirons-nous, à part la figuration libre, très mal considérée car trop « populaire ».
La peinture a pu prendre la forme de contre-pied pour transformer vos visions et les concrétiser ?
Cette démesure, ces jeux d’échelle, ces détournements « post post » duchampiens où les objets industriels se retrouvaient multipliés ou agrandis au milieu de ces white cubes un peu autoritaires, tout cela m’a rapidement donné le sentiment que c’était excessif. Trop de matières, trop de dépenses, trop de travail alors que mes lectures sur Duchamp me disaient que celui-ci faisait plutôt l’éloge de la paresse et de l’inframince. Donc faire de la peinture figurative, surréaliste et de petit format m’est apparu comme une réponse dadaïste, comme une désobéissance à l’air du temps. J’ai décidé de faire le contraire de ce qu’il fallait faire. Mais je ne me sentais pas tout seul car dans de nombreux autres pays comme l’Amérique, l’Italie ou l’Allemagne il y avait aussi de nombreux peintres figuratifs.
Cela répondait déjà à un sentiment écologique ?
Les expositions devenaient de grands spectacles. C’était intéressant et magnifique mais oui, je sentais déjà un fonds écologique mûrir dans mon attitude. Tout cela me paraissait consommer beaucoup trop de carbone. Comme assistants par exemple, on passait un mois à élaborer une œuvre et un mois à la détruire. Il fallait demander conseils à des spécialistes, des ingénieurs, des artisans, des régisseurs et on avait besoin de beaucoup de main-d’œuvre pour réaliser tout ça alors que faire mes tableautins acides et ironiques ne nécessitaient que quelques grammes de matière.
Ce souci d’économie d’énergie participe donc, d’une certaine manière, essentiellement de votre démarche ?
J’ai en effet prolongé ce besoin de faire des choses qui exigent le moins de matériau possible. La peinture étant idéale à ce titre, surtout les petits formats, cela permettait de stocker dans un minimum d’espace, de travailler et de transporter facilement mon œuvre n’importe où. C’était simple et léger. J’apprécie particulièrement cette souplesse et cette liberté, cette économie de moyens, même dans mes sculptures désormais, quand j’utilise les déchets de mon quotidien. Lors de mon exposition pour le Prix Duchamp, je m’étais arrangé pour que tout soit recyclé à la fin, et l’on a rien jeté. J’avais même réclamé que l’on conserve les cimaises de l’exposition précédente pour ne pas avoir à construire quoi que ce soit.
La notion de mobilité et les limites du cadre d’intervention sont ainsi très importantes ?
Oui, je ne suis pas dans ce rapport de conquête de l’espace. Quand on commence à être artiste on n’a pas beaucoup de place pour travailler et peu de moyens, il faut s’adapter à cette petite misère. Je pouvais exposer n’importe où en rangeant mes tableaux dans une simple valise. Je pouvais peindre dans une cuisine, une cave, une chambre à coucher, un coin de jardin sans difficulté. Un jour, un de mes amis a fait un immense tableau dans un atelier de la Villa Arson et il n’avait pas bien réfléchi aux solutions pour l’en sortir. Le tableau s’est retrouvé coincé. Il a dû le couper en deux. Ça a été pour moi une révélation, je me suis dit que cela ne m’arriverait jamais, de faire une œuvre et ne pas penser à sa situation dans l’espace, à son transport, à sa mobilité, son coût de production, non, jamais.
Cela permet également de maintenir une certaine dynamique des idées ?
C’est ça, avoir plus de réactivité par rapport à ce qu’il peut se passer dans la vie, ne pas gérer une petite entreprise avec tous ses inconvénients. Je veux toujours échapper à cet aspect laborieux du travail. Si je peux passer beaucoup de temps à regarder mes œuvres, j’en passe beaucoup moins à les peindre. C’est aussi pour cela que je fais des petits tableaux car en lisant la philosophie de Nietzsche, la forme aphoristique s’est imposée à moi comme une évidence. J’invente des aphorismes picturaux. Faire des petites choses très denses, courtes, dynamiques en effet, très marquantes et qui, j’espère, en disent long sur l’humain et le monde.
Mais considérer que le tableau est fini, cela peut être plus long…
Ce n’est jamais fini, il y aurait toujours quelque chose à rajouter, il se passe des événements extérieurs qui viennent influencer ou révéler un manque. Une exposition, un livre, un film, même une musique peuvent influencer ma peinture. Pour moi, une peinture n’est terminée qu’une fois vendue… D’ailleurs mon galeriste évite de la faire revenir à l’atelier, sinon je la retouche ce qui fait que les reproductions photographiques ne correspondent plus vraiment au tableau sur le long terme. J’aime cette chose infinie. Ce ne sont pas des objets industriels, ce ne sont pas des chaises, pas des tables, pas un programme. Je profite de ce temps long, où les choses se superposent, se sédimentent.
Ce n’est pourtant pas l’impression première qui ressort de votre travail.
On peut en effet penser que ma peinture est minutieuse mais si l’on regarde attentivement, de très près, elle est presque expressionniste, ce sont des grands coups de pinceau, enfin des grands coups de petit pinceau. C’est un leurre de croire le contraire. En vérité c’est très emporté, ça va vite, parfois même la première couche est conservée jusqu’à la fin parce que le résultat me convient dès le départ. C’est le petit format qui concentre la figure et laisse croire à cette minutie.
Donc un tableau peut se modifier en profondeur tant qu’il reste présent ?
Absolument. Par exemple, dans ma dernière exposition à la galerie Loevenbruck, le personnage qui apparaît dans Le Promeneur et ses ombres est un ajout tardif. Il n’était pas prévu à l’origine. C’est en lisant un ouvrage sur la perspective, qui rappelle que l’homme est à la mesure de toute chose que je l’ai ajouté. Cela m’a semblé correspondre à ce qui manquait dans mon tableau, donner un étalon, mettre une échelle. Une tache abstraite au départ devient, grâce à ce personnage, un immense paysage de montagnes dans cette nouvelle perspective que j’essaie d’inventer.
Justement, dans ces tableaux présentés alors à la galerie, on sent que le rapport à la nature se fait plus intime, plus lisible ?
« Philippe Mayaux — Dessins aminés », Galerie Loevenbruck du 13 mai au 2 juillet 2022. En savoir plus Contre les dieux, la perspective redonne une échelle à l’univers, remet l’intelligence, l’entendement, la raison au centre du monde chaotique et de la matière infinie. Elle nous remet à notre place, minuscules que nous sommes. Je me suis dit alors que ce serait une drôle d’idée de retrouver, à l’envers, en miroir, dans le désordre primordial de cette tache due au hasard qui constitue la source de mon dessin, une représentation de la nature en tant que telle. D’autant que cette tache elle-même est engendrée par des forces cosmiques : la gravité, la fusion, les forces centrifuges ou centripètes par exemple. On y retrouve aussi la même diversité des formes que l’on observe dans la diversité inouïe des espèces d’arbres, de plantes, d’animaux. C’est une nature qui n’est pas imitée ou copiée mais intrinsèque, innée.Répéter le geste plutôt qu’imiter la forme en quelque sorte ?
Les taches sont spontanées, hors de contrôle. Je n’en suis pas maître. Elles sont faites sur du papier, par mélange, pliage, dripping, etc. ; du pur hasard. Ensuite, je les photographie, les projette telles quelles, brutes, et je les peins comme si je peignais un paysage réel, sur le motif comme on dit. Des ombres portées dans la caverne. Le travail c’est d’y voir des choses, l’interpréter grâce à mon imagination fertile… À ce moment-là je fais de la paréidolie, comme l’homme préhistorique qui voyait sur les reliefs de la grotte un bison et venait en dessiner le contour.
Vous avez l’impression d’aller rechercher des points de fuite à l’intérieur ?
Oui, mais il ne s’agit pas d’une perspective classique à un seul point de fuite. J’essaye au contraire de les multiplier en jouant avec les rapports d’échelle et avec une perspective atmosphérique plutôt. Dans cette composition automatique et décousue de la tache, je vais rechercher un ordre caché et des points de vue multiples. Par endroits, je crée avec l’informatique des petites symétries mystérieuses qui y inscrivent des figures reconnaissables, des silhouettes, des « papillons » comme je les appelle, qui vont attirer l’œil sur un point précis, un détail qui agit ensuite sur l’ensemble du dessin car le regardeur va se mettre à en chercher d’autres, même là où il n’y en a pas. Du coup il prend son temps et observe le dessin comme un vrai paysage, en zoomant ou en le balayant du regard à sa guise.
Il y a une logique qui s’installe ? Certaines taches plus efficaces que d’autres ?
Il y en a qui sont fermées, qui ne me disent rien du tout, qui me rendent aveugle, trop abstraites, ou trop parfaites en tant que telles. D’autres bien plus ouvertes. Celles-ci, on peut les considérer comme du « ready-drawn ». C’est ce qui m’intéresse, je n’ai pas de modèle préconçu, pas d’image à emprunter au réel, rien à imiter ou à copier. Je n’ai pas de projection personnelle en amont, pas de sujet ou d’idée à imposer au regardeur, pas de leçon à lui donner. Cette tache, c’est une méthode de travail très surréaliste, une pure rêverie.
Est-ce à dire qu’il ne s’agit pas d’imiter la nature mais de s’y fondre durant le processus, devenir à son tour nature et retrouver cette ambition surréaliste de réinventer un monde qui supplanterait le premier ?
C’est en effet une réalité, une cosmogonie qui pense que tout est lié, qui fusionne l’intériorité et l’extériorité des êtres, que les choses ne sont pas séparées et que l’Homme n’est pas isolé d’un monde qu’il regarderait tel un décor. L’animal, le végétal, le minéral ont la même origine, la poussière des étoiles. C’est cela que je veux dire aussi dans ces grands dessins. On retrouve la même philosophie dans les grotesques de la renaissance où la nature est un tout avec nous dedans. Se croyant une espèce supérieure, l’Humanité est encore aujourd’hui dans le déni de ce constat, elle continue de se promener dans ce chaos universel comme si elle faisait une randonnée touristique, une croisière. Elle contemple la nature moribonde comme un divertissement, un spectacle sans oublier d’y balancer son cornet de pop-corn en plastique à la fin, blasée, satisfaite d’elle-même. D’où l’absurdité tragique de ce personnage que j’évoque dans mon dessin.
La nature reprend donc complètement ses droits, même sur le peintre…
Oui. Avec le processus utilisé, on est vraiment dans la grotte de Platon, dans la projection des ombres portées du réel. C’est pour cela que le titre est Le Promeneur et ses ombres, ce promeneur ne fait que travestir ce qu’il voit. Pour moi, la fonction de l’art serait d’interpréter la réalité car en tant que telle elle nous dépasse. Donc ce qui m’intéresse désormais ce n’est pas de recopier une forêt ou une montagne mais de chercher à savoir comment je vais, avec un simple pinceau, incarner cette forêt, cette montagne. C’est une interprétation donc et mon geste doit se mettre à être feuille ou granit. Il ne s’agit pas de dessiner chaque feuille, chaque pierre. Il faut que mon pinceau, dans la forme qu’il prend sur la toile, devienne une feuille. Même si ce n’est pas vraiment elle, pour le regardeur cette touche d’encre ou de couleur est une feuille, en tout cas son évocation, une sorte d’écriture hiéroglyphique. Il faut retrouver cette analogie dans la force et le geste que tu donnes à la matière picturale et ne pas s’enfermer dans les détails sinon tu sombres dans le pittoresque. Cela ne sert à rien, autant la photographier.
On retrouve également par là l’expressionnisme dans le processus même, mais aussi son effet gratifiant qui révèle une infinité de nuances lorsqu’on s’approche du tableau.
Oui, les nuances dont tu parles deviennent pour moi des spectres, des ondes. Une fois les taches projetées sur le support, je suis libre. Chaque empreinte de pinceau doit exprimer la richesse et la diversité de notre monde qui a beaucoup plus d’imagination que nous. Dans mes nouveaux dessins par exemple, le petit est lié au grand, la montagne est faite de petites choses, les arbres ne sont faits que d’oiseaux qui ressemblent à du feuillage, les pierres ont des visages, le noir dessine dans le blanc mais le blanc dessine aussi dans le noir. c’est une vision cosmique qui nous sort des affaires humaines, quelque chose qui exige du temps pour être totalement découverte. Je veux un scénario infini, renouvelable, presque inépuisable.
Vos tableaux ont en effet toujours été ouverts, mais avec l’écriture, vous écriviez des messages apparemment plus cadrés.
J’ai eu besoin de me renouveler. Avant, ce qui m’intéressait le plus, c’était l’étymologie et l’exégèse de la peinture, questionner son sujet, le quoi peindre, qu’est-ce que l’objet tableau ? Des motifs évoquant le plat de la surface comme les étiquettes par exemple contre l’idée de la fenêtre, les catégories comme le paysage, le portrait, la nature morte, etc., le monochrome aussi. Dans certains tableaux le titre était écrit en surimpression sur le motif pour parasiter sa lecture, son interprétation en le rendant encore plus surface. Le regardeur saisissait les deux en même temps. Cela était plus conceptuel, plus scientifique en quelque sorte. Tous les sujets étaient reliés à la théorie de la peinture, à son histoire, à son origine. Après Duchamp il fallait trouver encore des solutions pour continuer à peindre sans trop passer pour un con. Il fallait développer une certaine ironie distanciée. Mais tu ne peux passer ta vie à éplucher et épuiser tout le dictionnaire pictural. Aujourd’hui, j’ai besoin de cosmos, de tellurique, de revenir presque à la peinture première, primitive, à l’homme préhistorique dans sa caverne. Dans mes recherches des origines, je pensais dernièrement à un tableau que j’avais fait il y a longtemps Le Ciel de Cobe, nom d’un satellite qui avait capté la première image du fond cosmologique, la source de notre univers tel qu’il est aujourd’hui. C’est-à-dire que derrière cet horizon, on ne pouvait plus rien voir ni comprendre de lui, éblouis que nous serions par la lumière de la matière primordiale. Alors je me suis dit, voilà, c’est le dernier tableau, la première et la dernière image possible à peindre. De même, lorsque j’ai travaillé sur les atomes, cela peut aussi constituer une forme de « dernier tableau », l’ultime limite du visible.
La notion d’infini, tout comme l’obsession de l’origine et l’impossibilité de dire sont autant de directions paradoxales qui se conjuguent alors ?
Oui, absolument, l’image de la frontière, de la genèse, des origines, nous mène là où on ne peut plus parler. On bute tout à coup sur un horizon conceptuel et on sait qu’il y a encore un truc derrière mais il n’y a plus de mots pour l’expliquer. Le paradoxe survient à ce moment là, quand l’imagination prend le relais. On glisse vers le domaine de l’invisible, comme dans L’Annonciation de Fra Angelico qu’évoque Daniel Arasse. Une vierge tombe enceinte par une simple parole d’ange, comment figurer ce moment magique ? Avec une colonne qui va du ciel à la terre, avec des perspectives multiples et avec les mots de l’ange qui passent derrière cette colonne et que l’on ne lit plus car il s’agit d’un mystère, celui de l’incarnation; là, bien que le mot soit perdu, le sens persiste grâce à la peinture. Si tu enlèves le Paradis, l’Enfer, les mythes, les dragons aux peintres, que reste-t-il à représenter d’intéressant? Les papes, les princes, les banquiers, les pommes ? C’est pour ça que les artistes se sont rués dans la mythologie, lieu de toutes les interprétations possibles, libres d’inventer ces images impossibles, surréelles. Ce sont ces moments de mystères que peignent les peintres.
Ce sont des formes qui pouvaient vous intéresser dans la mythologie, l’idée également de s’approprier une histoire ?
Oui, peindre l’impossible, peindre ce qui n’existe pas. J’avais fait une série dans les années 1990 sur des animaux qui avaient disparu, dont il ne restait que des parcelles de squelettes ou des descriptions orales. Des animaux interprétables en quelque sorte, comme le moha ou le dodo, etc., il fallait les imaginer d’après des contes locaux et des histoires de marins, on ne connaissait pas leur couleur exacte par exemple. Cela laisse plein d’espace pour inventer en peinture qui est libérée d’un modèle existant recopié. L’imagination joue son rôle sans sombrer dans une pure fantasmagorie non plus. Juste comme l’annonciation, entre les deux mondes.
On peut penser également à votre dernière œuvre de Chimère proposée comme un tableau numérique destiné au marché NFT, qui apparaît comme un objet symétrique et circulaire.
Oui, réunir les contraires, créer des oxymores, c’est ce que j’aime dans l’idée de chimère. D’autant plus qu’elle relie la proie et le prédateur dans le même corps, créant un univers dans lequel rien n’est séparé et a tendance à se consommer lui-même. Dans la mythologie des grecque ancienne, les chimères existaient avant les Humains et ils avaient du mal à les décrire, elles avaient mille yeux par exemple.
Cette diversité de formats dans ton travail traduit ton aptitude à jongler entre les supports, dessins, peintures, sculptures, édition… Vous présentez, à l’image de cette Chimère, aujourd’hui des œuvres numériques. Le lien à l’informatique existe depuis longtemps ?
Oui, depuis le début même. Dès que cet outil a été abordable, je m’en suis servi. Quand tu y réfléchis, le pixel, le point ou la touche, c’est à peu près la même chose. Ce n’était pas d’abord une question de pratiquer « avec », mais l’informatique est devenu rapidement un outil indispensable pour communiquer, faire ses catalogues et travailler à distance avec l’étranger. Puis il y a eu Photoshop. Aujourd’hui j’ai une tablette graphique, un stylet et mes propres modèles de traits de pinceau, de craie, c’est donc mon propre geste que j’utilise. J’ai l’impression de dessiner sur du papier, je ne vois aucune différence. Ce n’est pas sur du papier, ça tombe bien, ça m’ennuie de le jeter, mais je dessine avec la même sensibilité.
Il y a quelque chose d’effectivement totalement nouveau à enlever plutôt que recouvrir qui rejoint peut-être ce besoin de concentrer son attention sur l’observation plutôt que sur la fabrication ?
En effet, quand on peint, traditionnellement, la tendance est à rajouter moins à enlever. L’ordinateur me rend donc plus libre. Je peux revenir en arrière dans le temps de la création, faire disparaitre et apparaître, tester l’incongru, changer mes couleurs à ma guise, ce qui permet d’éviter le repentir sans cesse comme je le faisais avant. Mon imagination est moins limitée et rater une expérience réduit les conséquences et le gaspillage. Je peux changer de point de vue, même de projet. L’informatique m’ouvre à de nouvelles perspectives et produit, je l’espère, des images nouvelles, de notre temps. C’est passionnant. Et surtout, elle offre la possibilité de rentrer à l’intérieur de la matière, de zoomer aisément dans un élément pour découvrir de nouvelles matières, des espaces qui sont impossibles sinon. Là je retrouve quelque chose de fractal. Tout est dans tout. À la fois dans le mouvement vertical, horizontal mais aussi dans la profondeur.
Et qu’amène l’animation ?
Ça induit le mouvement évidemment. La quatrième dimension comme aurait dit Marcel Duchamp. Tu peux faire intervenir la notion de temps dans un espace a priori fixe qu’a toujours été le tableau. Souvent les gens regardent la peinture en la balayant ; le mouvement de l’animation t’oblige à maintenir ton attention mais t’empêche de tout voir en même temps, comme un feu de bois. Le temps que tu perçoives un changement ici, un autre a déjà démarré là-bas.
Il est vrai que vos tableaux ont toujours semblé vibrer et appeler au plongeon du regard, l’image numérique n’en serait que le prolongement ?
Oui, c’était naturel d’arriver là. Je faisais de l’image numérique sans le savoir. Les artistes utilisent toujours les moyens de leur temps. Quand on a inventé la perspective, ça a totalement changer l’idée même de peinture et la place du regardeur ; la camera obscura conduit aux ombres portées ; l’impressionnisme est lié au fait d’avoir mis la peinture en tube, d’avoir pu transporter son matériel, ses couleurs hors de l’atelier, même la touche impressionniste tient de l’invention de nouveaux pinceaux en soie de porc qui donnaient une couleur grasse, épaisse. Ce mouvement est également né de l’invention de la théorie des couleurs et des contrastes simultanés de Chevreul qui leur à permis de peindre les ombres en bleu par exemple. Picabia travaillait avec une nouvelle peinture, les ripolin issues de l’industrie. Duchamp était passionné par la quatrième dimension assez proche de la relativité d’Einstein. Je ne fais que suivre ce que les peintres ont toujours fait. Il y a un magnifique livre de Hockney à ce sujet, Savoirs secrets. Je n’utilise que des gestes et des matières que j’ai inventés moi-même car je me sers des logiciels uniquement comme un médium de plus à ma disposition, un intermédiaire, avant tout je veux rester dans le pictural.
Comme un support ?
Oui, comme un pinceau, comme un outil, un carnet de croquis. Avec le numérique j’ai le même rapport qu’avec mes tableaux ; quand je ne suis pas content, je refais. Il ne faut pas que cela sente trop l’outil informatique cependant, il faut retrouver la lenteur qu’il y a dans la peinture. J’ai beaucoup discuté avec des artistes NFT, nombre d’entre eux viennent du graphisme, alors que mes formats purement numériques viennent de la peinture.
Mais en vous aventurant dans le monde des NFT, est-ce que vous cherchiez quelque chose de décoratif qui ne dérange pas, à l’image de sa scène pour le moins inégale ?
C’est en effet une façon de chercher une présence nouvelle. Pour moi les NFT tels qu’on les voit sur les plateformes qui leur sont consacrées sont destinés aux halls de banque. Mon idée utopique est de remettre la peinture sur écran, de faire en sorte qu’il diffuse des tableaux d’une nouvelle génération. Ce qui m’intéresse surtout c’est que la lumière vienne de l’intérieur de l’image. Le NFT a ses codes. Je me vois plus comme un peintre qui utilise les outils de son temps. Ce que je veux c’est que mes œuvres numériques vivent comme des tableaux.
Le NFT en fait vous vous en foutez !
Oui, complètement. Comme je viens de le dire, je reste fidèle à la peinture. Certes il y a du mouvement mais ce sont des tableaux. Des tableaux destinés à vivre avec cette lenteur, quitte à les étirer le plus possible dans le temps. Car, au final, l’idée d’un peintre est de faire un tableau, pas une image. Peu importe le moyen, il faut que cela rende un point de vue, un cadre choisi où tu as mis ce que tu voulais dedans. Il faut que cela finisse peinture peu importe la technique, la photo, l’informatique, il faut que cela finisse tableau.
Vous préparez une nouvelle exposition au Portique du Havre, comment est né ce projet ?
Comme tous les projets, il est né d’une invitation du directeur de ce lieu, Patrick Lebret. Cela faisait longtemps que je n’avais plus fait d’exposition dans un centre d’art sans doute parce que je suis vieux maintenant et que ces lieux cherchent à montrer la jeune génération d’artistes, ce que je comprends parfaitement. C’était la même chose dans ma jeunesse. Ils doivent servir à ça. Il faudrait seulement que les musées dont la fonction est plus de montrer l’histoire en train de se faire prennent le relais, ce qu’ils ne font pas assez pour les artistes français plus âgés à mon avis, leur préférant les grosses pointures du marché international. Cette exposition rassemble les travaux que j’ai réalisés depuis environ trois ans car en tant que peintre il me faut beaucoup de temps pour travailler et je n’ai pas les capacités ni les moyens d’inventer une exposition en quelques mois, malheureusement.
En quoi l’univers fantasmagorique du Songe d’une nuit d’été a-t-il influencé ces nouvelles œuvres ?
Le titre de mon exposition est Songe d’un jour d’été car le songe en question se passe en plein jour comme si nous pouvions voir les étoiles sous un ciel bleu. L’œuvre de Shakespeare est une pièce délirante où tous les mondes finissent par se mélanger en se perdant, de nuit, dans une forêt où tous les rêves sont permis. Les fées, les elfes, les lutins, les animaux, l’aristocratie et le peuple se croisent dans une folie amoureuse quasiment psychédélique. Dans mon exposition, un papier peint représentant une forêt sert également de décor aux tableaux figurant des divinités d’un autre temps, des dieux anciens, que certains qualifieront de monstrueux. Ils sont faits d’une multitude de créatures issues de l’air, de l’eau et de la terre qui ne font plus qu’un. La pièce se passe au mois de mai pendant l’équinoxe d’été de l’époque, une métaphore du changement et de l’inversion des genres, du désordre et de la remise en cause des hiérarchies. C’est ce qui m’a attiré dans cette œuvre.
Cette référence directe à une œuvre littéraire est-elle une première dans votre travail et en quoi a-t-elle conditionné la création de cette série ?
En général je n’aime pas trop les travaux d’artistes qui illustrent ou se cachent derrière une œuvre littéraire. Comme s’ils avaient besoin de ça pour paraître plus intelligents. Les artistes, pour la plupart, sont très cultivés dans de nombreux domaines et incarnent autant l’esprit que n’importe quel auteur. Mais en France, il y a cette tradition de mettre la littérature au-dessus des tous les autres arts. A vrai dire, la référence que je fais à la pièce en question n’est qu’une résonance, un hasard. J’ai lu cette pièce pour une autre raison et, en la lisant, j’ai découvert qu’il pouvait y avoir des affinités avec ce que j’étais en train de prévoir pour l’exposition au Portique du Havre. Le désordre, l’amour fou, des êtres fantastiques, de l’ironie, de la critique sociale, une confrontation entre réalité et imaginaire et une touche de psychédélique, tout cela avait une fraternité avec mon état d’esprit du moment. La littérature qui me sert le plus est la philosophie car elle parle de ce qui m’intéresse en tout premier lieu : la métaphysique, l’origine des choses et de l’humanité ou sinon la science-fiction car je trouve que je fais également une œuvre qui se projette dans le futur.