Isabelle Alfonsi — Pour une esthétique de l’émancipation
Isabelle Alfonsi, cofondatrice de la passionnante galerie Marcelle Alix et théoricienne de l’art publie aux éditions B42 un essai libre et exaltant qui, à travers le prisme du féminisme, déploie une pensée de l’art qui en dit autant sur son histoire que sur ses futurs possibles.
Dans ce retour sur l’histoire, dans l’apport d’éléments biographiques, cette relecture ouvre et creuse le nœud d’une lecture classique d’un art comme résultat d’une pure invention romantique, d’une création comme absolu indépendant des conditions de son émergence. Une tendance idéaliste qui, si elle est certes à nuancer, empêche pourtant parfois la simple prise en compte de déterminismes précieux non seulement pour comprendre des démarches mais plus encore pour éprouver ce qu’elles ont encore à nous dire. Si expliquer la totalité de l’œuvre à l’aune de la biographie est loin de constituer, à l’opposé, un idéal absolu de compréhension de la création, l’occulter par principe, occulter précisément ce qui l’a favorisée comme ce qui en a empêché d’autres manifestations s’avère définitivement précieux pour une discussion complète, quelle que soit la sensibilité initiale de la lecture.
La critique esthétique n’est pas une justice et, s’il est légitime de la repenser dans ce sens, cette option peut faire débat et manquer une dimension précisément émancipatrice de l’œuvre ; la création peut offrir une lecture et une proposition de monde qui excèdent le discours et la vie, par essence finis, de son auteur. C’est probablement ce qui fait encore plus le sel de ce questionnement dans un ouvrage qui parvient largement à mettre en perspective une telle possibilité tout en redessinant des lignes de force qui n’ont d’autre ambition que de révéler plus encore la puissance d’œuvres dans l’histoire. Loin donc de réduire et jeter aux orties les lectures traditionnelles, elle en révèle les appropriations « coupables » car précisément réductrices ; le cas Claude Cahun, passionnant, devient ainsi la possibilité, en s’appropriant l’intime, l’histoire singulière, d’une possibilité de dissolution de l’auteur, de l’impossibilité de réduire l’auteur à la seule personne et la nécessité de déporter le regard sur le réseau de complexité né des multiples tonalités de ses créations.
Un paradoxe fructueux qui souligne la nécessité d’une lecture qu’il serait absurde d’ignorer et de ne pas ajouter dans sa propre réflexion tant elle nourrit la réception de l’œuvre d’art. Car loin de l’aporie initiale d’une lecture biographique de l’œuvre, Isabelle Alfonsi fait la démonstration, en acte et à travers chaque épisode de l’histoire de l’art qu’elle aborde, d’une visée qui, si elle est engagée, n’est en rien biaisée. À la faveur des exemples présentés, des artistes singuliers tels que Michel Journiac, Claude Cahun & Marcel Moore, Felix Gonzalez-Torres mais aussi le très intéressant collectif Boy/Girl with Arms Akimbo, Isabelle Alfonsi dresse la généalogie d’un regard sans jamais forcer les gémellités et explore finalement bien plus la perception de contextes qui ont nécessairement articulé les démarches qu’un « genre » dont les expressions ont de toute manière toujours excédé toute catégorie. Car c’est peut-être le point primordial qui donne toute son acuité à ce livre, cette volonté double (développée dans son lexique à l’entrée « universel ») de se défendre d’un universel transcendant sans jamais perdre de vue l’horizon de trouver, dans la multitude et la singularité, la possibilité d’un « commun » reflet. Un nœud aussi passionnant que contraignant qui donne tout son équilibre à l’analyse et fait résonner la dimension « pratique » de l’ouvrage ; plus qu’une recherche de « concept », l’écriture se fait artisanat d’outils universellement « partageables ». D’autres y verraient une manière d’envisager, en pratique, des concepts comme autant d’ « outils » de réflexion commune.
Plus encore, cet équilibre structure essentiellement la perspective diagonale qu’Alfonsi conserve sur son sujet, gardant la distance nécessaire à l’observation tout en accompagnant la pointe engagée par ces formes d’art qui inventent leurs propres conditions de monstration, leur propre rapport au spectateur, au témoin et s’inventent surtout dans ces potentielles rencontres. Avec une attention centrale portée aux démarches queer et féministes, c’est toutes les embûches de l’engagement même dans l’art qui semble se déplier sous ces analyses. De la sorte, les analyses critiques du minimalisme, du white cube et des limites de l’esthétique relationnelle dessinent un fil cohérent qui souligne avec intelligence les paradoxes d’un art se voulant « sans auteur » et cédant à une catégorie homogène d’acteurs, quand il ne va pas jusqu’à se dénaturer. Des positions fermes qui ouvrent la discussion et dessinent les prémisses de disputes dont l’art d’aujourd’hui, tout comme celui d’hier, pourrait bien ressortir grandi.
Avec une sobriété exemplaire qui laisse libre cours à l’éloquence des œuvres qu’elle dissèque et l’agilité d’un regard qui questionne autant qu’il s’interroge lui-même sur les conditions de sa formation, Alfonsi révèle une dimension passionnante (même si émaillée de drames et d’injustices) de la pensée créatrice queer en explorant ses forces singulières, ne cherchant jamais à les rattacher à une autorité morale ou intellectuelle autre que les lignes de force qui les parcourent, les unissent ou les disjoignent. De la sorte, une familiarité positive naît de ces luttes ouvertes dont chaque singularité entretient un rapport précieux à l’intimité, la sienne comme celle de tout autre capable de la reconnaître, de s’y fondre comme de la laisser libre.
Pour une esthétique de l’émancipation livre ainsi une formidable synthèse de points de vue parfois méconnus qui, autant qu’ils explorent les limites de leur réception, soulignent l’immense potentiel artistique, politique, théorique, philosophique d’un regard qu’il nous appartient de saisir et de poursuivre tant il s’avère riche et fructueux, tant les promesses de son ouverture portent le futur.
Isabelle Alfonsi, Pour une esthétique de l’émancipation / Construire les lignées d’un art queer — Editions B42 — Septembre 2019 — designer deValence — Format 140 × 220mm — 160 p. — 22 euros — ISBN 9782490077137 — Disponible ici