Karim Kal, Nengi Omuku — La Galerie, centre d’art contemporain de Noisy-le-Sec
La Galerie de Noisy-le-Sec propose une exposition passionnante dans un format qui ne l’est pas moins ; la confrontation, sous la forme d’une rencontre croisée, entre deux artistes aux univers plastiques et formels différents dont le dialogue, fructueux, se fait par échos subtils et traduit une contemporanéité qui fait sens.
Avec sa figuration extravertie, ses chairs luisantes et ses carnations contrastées, la peinture de Nengi Omuku reconstruit un réel soumis aux soubresauts d’une vision qui le fait vaciller. A l’inverse, les compositions photographiques de Karim Kal, pour leur plus grande part abstraites, opèrent un glissement subreptice et détournent ce même réel en y creusant un voile d’obscurité qui le débarrasse de sa complexité.
Ramené à une monochromie qui explore le spectre des variations chromatiques ou ne laissant entrevoir qu’un détail d’un décor plongé dans une obscurité absolue et surnaturelle, les images de Karim Kal engendrent une confrontation entre le familier et le néant, plongent dans l’inconnu des univers intimes, habitats reliés à la protection familiale qui se trouvent amputés des signes de leur reconnaissance. Qu’est-ce en effet qu’une maison que l’on ne peut habiter sinon la promesse d’une claustration absconse, un espace déserté, bien vite réduit à un ensemble vide ? Le doute s’installe alors logiquement. L’angoisse surgit. Sous quelles conditions un foyer peut-il se voir définitivement quitter ? Peu nombreuses sont les réponses optimistes et porteuses d’espoir.
Si le corps est au centre des préoccupations des deux artistes et, ici, raison principale pour le commissaire, Marc Bembekoff, de leur présentation conjointe, dans les deux cas, il est surtout question d’absence ; chez Kal, les corps ont ainsi déserté l’image, laissant craindre une fuite qui dépasse le hors-champ quand la peinture d’Omuku les liquide littéralement, fondant leurs visages dans des masses délitées de pigments qui laissent parfois poindre sur leurs silhouettes un écoulement suspect. Des expressions ont beau émerger en transparence, les traces de vie disparaissent sous nos yeux, emprisonnées dans le constat amer de leur destruction. Difficile de penser que le temps ne soit le seul responsable.
Souvent basée sur des scènes issues du quotidien nigérien, entre manifestations sévèrement réprimées, corruption, violence et désastres humains, sa peinture sur tissu nigérien traditionnel « Sanyan » détourne les codes du sublime pour se confronter à l’horreur, fige la souffrance et les deuils dans des compositions éloquentes qui n’ont plus rien d’allégoriques. A la Galerie, ses tableaux installent leurs sujets dans des décors plus oniriques, champs de fleurs et nuages hypnotiques n’annoncent pourtant rien de moins dramatique. Ces « no man’s land » peuplés portent ainsi la marque de leur contradiction ; c’est la vie elle-même qui, pour être possible, doit être rêvée. Un travail riche qui marque jusque dans la chair, enfonçant le regard d’un tissu l’autre au cœur de l’épiderme.
Ancrée au sol, la photographie de Karim Kal ménage ses effets de lumière pour capturer l’agencement urbain qui nous soutient littéralement. Avec une série réalisée au plus près de son exposition, à Noisy-le-Sec, il abaisse l’horizon à hauteur de pieds et déporte notre regard de l’architecture à l’urbanisme, tout en jouant sur l’invention d’une perspective possible. Les dégradés de couleur, les jeux d’ombre et de lumière sont autant de cordes lancées à l’histoire de la peinture. Pour autant, la représentation est ici totalement traversée par le moment qu’elle fige, référence purement conjoncturelle à un élément concret, faisant de l’accident le thème d’un travail qui se défait de l’ordre de l’œuvre et se déjoue tout autant des codes documentaires. Simplement la rencontre d’un regard avec une forme. En ce sens peut-être, Karim Kal ramène une forme de subjectivité primordiale, un rapport autoréférentiel qui s’éloigne légèrement du point crucial du dialogue entre deux œuvres.
Le choix audacieux d’une telle rencontre continue ainsi de garder ses zones de friction, ses contradictions aussi avec une confrontation qui n’est pas toujours évidente mais garantit à tout le moins un parcours riche de deux œuvres aboutis que la force singulière émanant de chacun éclaire. À corps défendant affirme avant tout sa singularité dans l’efficace d’une belle exposition.
C’est également au final une véritable mise en crise de la notion de choix, à la manière du drame, le corps des uns comme premier rempart nécessaire des attaques des autres. Mais c’est aussi et peut être surtout un corps à retrouver pour se prémunir des conflits de l’avenir, un constat amer mais dont la sortie reste possible.