Michel Journiac — Le Corps travesti — Livre
Au sortir d’une saison qui aura vu Michel Journiac honoré à de multiples reprises en grande partie grâce à elle, la galerie Christophe Gaillard édite un superbe livre, Le Corps travesti qui inscrit cet œuvre singulier dans le temps et remet au centre du jeu l’une de ses séries phares, 24 heures dans la vie d’une femme ordinaire. Autour de la question du travestissement, la publication éclaire cette série, inspirée par son époque et visionnaire, s’ancrant dans la culture populaire tout en opérant un décalage qui continue, jusqu’aujourd’hui, à nourrir la réflexion et l’imaginaire et l’émotion.
Après une exposition à la Mep en 2017 qui avait au moins le mérite de mettre en avant le génie d’un artiste dont l’aura n’a pas fini de nous étreindre, la galerie Christophe Gaillard (en association notamment avec la galerie Loevenbruck) a décliné une présentation en quatre temps forts sur les stands des foires de l’automne, FIAC et Paris-Photo comme autant de satellites à la belle monographie qu’elle lui consacrait dans son espace de la rue Chapon. Un hommage mérité pour ce visionnaire créateur de visions pour l’avenir, de la mise en scène de soi à la transformation du genre en passant par la marchandisation du corps, Michel Journiac semble représenter une anthologie des enjeux artistiques de son siècle et du suivant. L’ouvrage rend donc justice à cet œuvre qui résonne de toute sa fougue et inspire des textes enflammés qui en révèlent la formidable actualité. Si l’on peut ainsi ne pas être sensible à l’usage de son œuvre comme prétexte à certaines thèses développées ici notamment dans le texte d’introduction de Paul B. Preciado qui semble plus monologuer avec les fantômes poétiques de grandes figures de la pensée de la différence qu’observer avec minutie les enjeux contradictoires et paradoxaux de l’œuvre de Journiac, cette belle liberté et cet élan confirment l’inépuisable source d’inspiration et la vérité intrinsèque de toute œuvre d’art ; sa capacité à faire vibrer les témoins pour mieux les encourager à bousculer leur conception de la conscience et à faire basculer la subjectivité pour ménager la place à la perspective qui vient.
Cette force à l’œuvre attire ainsi à elles les pensées de l’émancipation avec l’évidence des grandes trouées dans les certitudes ; ce qui est indéniablement le cas de Michel Journiac, est également plus encore que cela. L’interview retranscrite ici, qu’il livre à Marie Claire Magazine, est à ce titre confondante d’une ambiguïté salutaire pour maintenir la complexité de problématiques qui ne se résument pas à la posture mais portent en elles les sédiments de nombreuses influences, raisons et conceptions qu’il n’est pas nécessaire de partager pour se laisser embarquer dans un mouvement de liberté émancipateur d’une société corsetée. Ses raccourcis, sa roublardise sont autant de cailloux glissés dans le torrent d’une idéologie trop bien dessinée a posteriori que cette publication rend dans toute son audace et sa joie de « faire », percluse de souffrances qui ne sont jamais tues. L’image de Journiac gagne ainsi, en ne se pliant pas à la ligne droite d’une émancipation que chaque discours pourrait aujourd’hui s’approprier, s’accroche avec force à sa porosité, à l’âpreté de certains rapprochements, à l’étonnement de certaines utilisations symboliques parfois surannées. C’est peut-être ainsi ces failles qui en font toute la belle force et que la lecture de chacun des textes, dans leur vibrante réussite comme dans leurs (légères) limites révèle avec un soin et une intelligence rare. De l’analyse technique des enjeux d’une œuvre plastique au témoignage vibrant d’un proche, ce Michel Journiac, Le Corps travesti maintient surtout ce lien vibrant d’un art indissociable de sa vie, d’une somme de vanités en actes qui, derrière leur charge symbolique, sont lestées d’un désir d’existence et de partage qui réinventent en permanence leur concept. Car Michel Journiac, dans la fragile solitude de sentiments éclatés, n’a jamais cessé de confronter sa parole au monde. Qu’il l’exhibe dans des textes, le taise devant un parterre de spectateurs conquis ou le conceptualise auprès de ses élèves, le mot entretient un lien indéfectible avec un œuvre qui se prolonge, au-delà des présentations salutaires qu’en a fait la galerie, avec bonheur dans ce travail d’édition passionné.
Un mot, ce « non » qui engage ainsi notre propre lecture à remettre en cause les conceptions que l’on pouvait nourrir à son égard, un « non » qui force à ne jamais tenir pour acquis les fondamentaux d’un œuvre que l’impertinence, l’énergie, l’intelligence, l’émotion, la malice et la souffrance qu’il y a investi ne cesse de rendre actuelle et mouvante. Armé de l’outrance du grotesque, particulièrement souligné dans la perception d’alors du travestissement, Journiac nous ramène à l’horreur du quotidien, l’horreur d’un monde de normes petites-bourgeoises où femmes et hommes sont des rôles, des poses à observer pour obéir aux injonctions d’une société qui porte en elle les germes de sa propre mort. Le corps devient le support d’un engagement immatériel, d’une volonté de communauté qui, finalement, le singularise encore plus et l’exclut de l’ensemble des humains. Mais il permet aussi de porter au jour, de partager cette souffrance invisible de l’abandon, de la porter à la connaissance, la supporter proprement au sens où le corps devient support et le vecteur du symbole. C’est en « jouant » finalement la « vie » des autres qu’il façonne ses plus belles partitions de la vanité, cette extinction irrépressible du corps face à laquelle certains abdiquent dès avant le terme de leur vie.
Une voie que réussit à forer cet ouvrage qui dépasse à son tour son statut figé pour refléter cette singularité d’un Michel Journiac qui s’impose comme une figure invitant à se voir dépassée, s’abandonnant avec un aplomb égal à qui saura y lire les prémisses d’un futur à inventer, d’une vie à « rééprouver » contre « l’existence réprouvée ».
Michel Journiac, Le Corps travesti — Galerie Christophe Gaillard, Paris — 24,5 × 32,5 cm (broché) — 248 pages (ill. coul. et n&b) — 35 euros — ISBN : 978-2-918423-10-2 Distribué par Les Presses du réel et disponible ici