Miquel Barceló — Musée Picasso & BNF
Deux institutions parisiennes, le musée Picasso et la Bibliothèque nationale de France, rendent un hommage mérité à Miquel Barceló, artiste représenté par la galerie Thaddaeus Ropac dont la pratique, si elle s’inscrit dans une belle contemporanéité, convoque les fantômes du passé et investit la temporalité longue de la création, usant de matériaux mythiques, voire mythologiques (notamment à travers l’usage de la céramique), comme de moyens modernes, à l’image de sa performance célèbre lors du festival d’Avignon qu’un documentaire relate au terme du parcours de la BNF. Un premier paradoxe riche de sens parmi ceux que révèlent ces deux expositions purement complémentaires qui offrent un éclairage salutaire sur un œuvre qui les multiplie et, de cette accumulation, fait naître une superbe unité.
Au musée Picasso se déploient ainsi, en début de parcours, ses peintures sur toiles, une pratique qui en dit long sur la démarche de l’artiste. Viscéralement liée à la terre, sa peinture fait véritablement s’ébrouer son support et met en branle des forces telluriques, des strates qui semblent s’entrechoquer pour s’ouvrir et faire émerger des volumes, des reliefs qui torturent la toile. Une même lutte à l’œuvre dans toute sa pratique, parcourue d’une violence et d’une énergie fantastiques d’un abysse qui anime et modèle, à rebours, la surface. Et c’est précisément sous la surface de la terre, dans un sous-sol aveugle du musée, que se déploie l’installation majeure de l’exposition, faite de briques, toute travaillées de façon à former le visage de l’artiste, variation folle d’expressions et de techniques, des chimères, êtres vivants à la croisée de l’irréel et de la pure matérialité organique. Une pièce qui matérialise à la perfection le paradoxe qui court tout au long de son œuvre ; ce mélange entre un imaginaire débridé et sa matérialité tangible, dont le fantasme semble donner toute la concrétude. L’exposition au musée offre ainsi un ensemble cohérent qui renvoie un écho subtil à la figure tutélaire de Picasso.
À la BNF, l’exposition tourne autour de son travail d’estampes, s’attachant à comprendre en quoi ses gravures reprennent l’essentiel de son œuvre tout en exposant sa fresque monumentale (plus de 1000m2) réalisée sur la paroi vitrée de la bibliothèque. Dans ce monde de terre portée jusqu’au ciel, c’est bien de vie qu’il est question avec la prégnance du motif animal, de la force organique. Si le parcours est un peu plus spécialisé à la BNF avec la mise en avant de ses livres et de ses gravures, il revient sur la méthode de l’artiste en offrant un contrepoint passionnant quant à sa technique. Plus encore, il donne un contexte littéraire et dessine un univers de pensée rarement évoqué qui permet de mieux comprendre le monde plastique de l’artiste. Avec quelques curiosités, à l’image de ses travaux colorés présentés lors de la Documenta de 1982 qui peinent à passer l’épreuve du temps et semblent ici quelque peu hors-sujet. Même s’ils n’occultent pas la valeur de certaines abstractions fabuleuses de l’artiste, qui s’expriment par et pour elles-mêmes ; une trace, une simple marque suffit à faire œuvre.
Un parcours qui insiste sur l’instinct, sur le devenir animal, notamment à travers la ronde enlevée dans l’arène de tauromachie où homme et animal se mêlent et se confondent en un mouvement circulaire enivrant. Car le monde de Miquel Barceló se nourrit de dualités, de l’organique face à l’artisanal, du geste brut face à la sensualité des formes mais surtout d’une danse tendue entre l’amour et la violence. Se dégage ainsi une force phénoménale de ses 120 Journées qui nous projettent dans une ronde énamourée aux allures de parade mythologique ; protagonistes entourés de bêtes, le geste vif et spontané y est associé à la charge précieuse du regard humain, la ligne vient briser ou plutôt harmoniser l’élan primaire (voire primal). Son mode d’expression dépasse ainsi le cadre de l’art pour rejoindre la pensée d’un geste dans la mesure où ce dernier contient le mouvement mais sait aussi le faire naître et s’attache à l’accompagner, à en suivre les sinuosités pour mieux le prolonger.
C’est cette force, cet élan qui transparaît dans les plus belles œuvres de Barceló. Un plaisir sensuel, symbolique et mystique de la matière qui s’exhale dans sa vidéo finale et la représentation de son spectacle, révélant l’importance du travail de la main pour l’artiste qui façonne, marque, griffe et accompagne de sa chair la matière de son œuvre. Le travail de la main, acte purement humain, se fait alors terrain d’expression à même de faire advenir la lumière comme une révélation, force dirigée et modelée par la matière, prise au piège dans les anfractuosités de la terre, ou au contraire sublimée par les reflets qui en émanent.
Au final, si la politique tarifaire est bien trop élevée (18 euros pour voir les deux volets de l’exposition) la partition de cette présentation fonctionne parfaitement tant le travail de Miquel Barceló semble toujours en mouvement et chacune de ses œuvres appeler la suivante, discuter la possibilité de se transformer et de vivre encore. En cela, elles interdisent une lecture figée et magnifient leur qualité essentielle ; en leur sein s’active une dynamique qui s’accroche à la gravité lesté par son lien organique à la terre, une forme nouvelle et passionnante d’un chamanisme repensé, où la magie, toute humaine, opère à même la matière dans une valse fougueuse entre le feu, la terre et notre Terre.
Bibliothèque nationale de France, entrée Est, face au 25 rue Émile Durkheim ou avenue de France, 75013 Paris — Du 22 mars au 28 août — De 7 à 9 euros — Du mardi au samedi de 10h à 19h, le dimanche de 13h à 19h (fermeture des caisses à 18h), fermé lundi et jours fériés
Musée Picasso, 5 rue de Thorigny, 75003 Paris — Du 22 mars au 31 juillet 2016 — De 11 à 12,50 euros — Tous les jours sauf les lundis et 1er mai, du mardi au vendredi de 11h30 à 18h, samedi et dimanche de 9h30 à 18h