Mircea Cantor — Fondation Francès, Senlis
En offrant une carte blanche à Mircea Cantor, la fondation Francès de Senlis propose une exposition qui ouvre une fenêtre inattendue sur cet artiste à l’œuvre prolixe. Car le lauréat du Prix Duchamp 2011 poursuit depuis une quinzaine d’années une carrière aussi passionnante que profondément libre, entraînant invariablement son public au sein de narrations d’un nouveau genre, comme composées de haïkus qu’il passe avec délice autour d’un fil aussi profondément humaniste que naturaliste.
Le mouvement contraint, limité s’exprime également avec les barbelés composés d’empreintes digitales que l’on suit comme une barrière qui vient redoubler la frontière du mur. Cette frontière, c’est précisément celle qu’il tente de repenser en la fixant ainsi à la main, entre poésie et terreur d’une humanité limitée par ses propres gestes. La résonance avec ses mappemondes dont les côtes terrestres sont gravées à même le mur par l’inflammation de micro doses de TNT sonne comme un vibrant appel à repenser notre monde, dont chaque barrière devient une zone de tension brute, naturelle, que la main de l’homme, mieux que toute autre force, ne cesse d’alimenter.
Inséré dans l’espace, le geste de Mircea Cantor va jusqu’à s’ancrer à son support, notamment à travers une impressionnante séries de dessins reprenant les illustrations d’articles du magazine The Economist. Ces événements, proches de notre temporalité font de l’activité même du dessin de Mircea Cantor une tentative de poursuite du mouvement des sociétés, s’emparant de chaque événement pour leur superposer l’écho de sa propre vision, augmentant encore le flux d’images en lui adjoignant une lecture « autographiée » à même la page. Le mouvement encore lui, se glisse dans ses dessins où la trace légère et subtile de l’encre traduit la maîtrise formidable et l’œil aiguisé d’un artiste qui, à travers l’économie du geste, augmente la force brute du motif pour le laisser se révéler à plein. S’il y a indéniablement quelque chose de la calligraphie ici, on pourrait également rapprocher chaque scène, chaque portrait et chaque élément d’un langage secret de hiéroglyphes, traduisant aussi bien la marche du monde que le sentiment de l’artiste. Dans cette appropriation toute subjective, Mircea Cantor parvient à faire émerger, par une sorte de tautologie graphique, le double paradoxe d’une entrée dans l’universel de cette image qui bégaye, recouvre le texte qui l’accompagne et la libère de la temporalité éphémère du périodique qui l’a publiée pour l’inscrire, à sa manière, dans la temporalité d’une histoire à apprivoiser, dans ce qu’elle a de plus dur comme de plus beau.
Un dernier paradoxe qui se découvre à travers la pièce maîtresse de l’exposition, deux séries de dessins intitulées Bellum et Maternitas, qui mettent en scène de façon aléatoire des dessins d’animaux qui, tour à tour, chassent et nourrissent leur progéniture. L’affrontement et le combat deviennent ici des notions inséparables de l’amour filial et, tout comme les mouvements violents des luttes entre animaux imposent une dynamique furieuse et enlevée, les caresses et soins que prodiguent les mères à leurs petits semblent étirer le temps, dans des chorégraphies qui font se mêler les corps pour finalement emmêler les genres et brouiller vies et morts en une frontière indéterminée. La grâce et la précision du trait participent pleinement à la force sourde de ces représentations qui closent une exposition réjouissante qui donne la pleine mesure de la force plastique du monde de Mircea Cantor.
Ainsi, avec subtilité et et pertinence, Mircea Cantor aborde de front des sujets aussi symboliques que factuels qu’il parvient à unir en un vocabulaire singulier qui s’émancipe toujours de la perception binaire pour laisser émerger la possibilité de fonder une histoire affective proprement humaine, mêlant l’empathie et la critique frontale en une suite de variations qui abolissent finalement les frontières entre la concrétude de nos valeurs et la symbolique du quotidien. Cette ligne mouvante devient alors la frontière plastique et incontrôlable d’un artiste qui parvient à l’apprivoiser, funambule perché aux limites des mondes, en équilibre instable mais que la progression lui permet de toujours renouveler.