Oh de Laval — Christie’s, Londres
Au cœur d’un univers de luxe, de lucre, de joie et de sang, Oh de Laval (née en 1990) développe un travail pictural libre et excitant où terreurs, prises de pouvoir, jouissances et souffrances se délectent des codes du bon goût. Le cinéma, et en particulier les films sombres, nourrissent cet imaginaire où l’acmé de la violence constitue le point de départ d’une aventure possible, celle de la peinture.
Figurant au sein de la très excitante vente aux enchères We Are the Future chez Christie’s Londres curatée par Marisa Bellini, Oh de Laval expose une toile à l’expressivité outrancière, The depth of your love today is the depth of your wound tomorrow où le corps d’une femme se voit déchiqueté par un loup sous les yeux d’un spectateur avide, qui pleure et qui rit, niché au fronton d’un domaine bourgeois. Détournée, la perspective élève cette mise à mort en premier plan comme si un sacrifice avait été mené sur un autel, au vu d’une foule de spectateurs dont le regardeur lui-même ferait partie. Une ligne droite, comme si la fin d’un rapport entre cette femme et l’homme qui supervise le déroulé de la cérémonie convergeait et, à lire le titre, comme si l’amour ressortait irrémédiablement de la tragédie.
Une entrée terrible et délicieuse au sein de ce monde où tout est dans l’excès ; les moteurs vrombissent, les corps éclatent, les langues se pourlèchent, les fesses, seins, lèvres et sexes se portent comme d’ostentatoires accessoires de beauté, jusqu’à la fin. Petite et grande mort s’emmêlent en un râle : « Oh », celui du choc, celui de la stupeur, celui de la jouissance et celui que l’artiste a choisi de porte comme un nom. Aux dires de l’artiste, aucun autre sens caché derrière ce nom d’emprunt, hérité d’une pratique antérieure d’art urbain.
Née à Varsovie, elle vit à Londres avant de s’installer à Paris où elle expose notamment, en tant qu’artiste invitée à la galerie Marguo en 2022 et 2023. Après avoir étudié le design industriel à l’académie des Beaux-Arts de Varsovie, elle se dirige vers des études de sociologie, où elle approfondit sa passion pour Emile Durkheim. Un parcours pluriel à qui illustre la diversité de ses références, de Francis Bacon à George Condo, de la peinture flamande au romantisme pompier, le tout accompagné de signes ostentatoires de la culture pop des années 1980 à nos jours.
Sa peinture réinvente des histoires bravaches, des crises de terreur, de bonheur où plaisirs et dangers se conjuguent. Si elles s’inscrivaient dans un détournement de l’histoire de l’art à ses débuts, ses œuvres acquièrent une indépendance et une personnalité plus marquées. À l’image des femmes qui peuplent ses tableaux, centrales dans ses fictions ; héroïnes éprises de liberté, victimes de sauvagerie masculine, désireuses dominantes et délirantes, le kaléidoscope varie à la mesure de l’infinité des visages et postures qu’elles sont capables de porter dans le corps social. La hiérarchie, le mépris de classe et la toute-puissance agissent comme des dynamiques fécondes pour l’expression d’expériences limites que l’artiste ne découple pas nécessairement de la vie. Posant avec malice auprès de ses tableaux et participant de sa personne à leur vie sur les réseaux sociaux, l’artiste donne de son image pour se fondre dans ces personnages et assumer la part d’inconscient de cet art qui ne se limite plus à l’atelier et se mêle aux flots d’images auxquelles elle tend un miroir aux allures de piège à cauchemars. En saturant l’espace pictural de signes de l’horreur, elle conjure le nihilisme en le mettant au premier plan de sa fable de l’outrance. Jusqu’où le désir de l’autre, de son corps puis de sa vie, de son statut même peut-il être rassasié ?
Rien d’étonnant alors que les nourritures, boissons, sang et viscères se mêlent en banquets insensés. Une valse enfiévrée du bonheur et du vice qui se traduit par le motif du cercle, récurrent dans son travail et structurant nombre de ses compositions. Le cercle vertueux du vice en quelque sorte. Les émotions passent et repassent pour suspendre le sens et maintenir une ambiguïté qui se nourrit d’elle-même. Les perspectives, démolies par le surgissement d’une forme trahissant un affect majeur se tordent au bon vouloir des sujets représentés.
Oh de Laval se joue du grotesque pour faire travailler les contrastes et introduit une part de réalisme plus grande. Elle fait sortir la fiction de sa dimension abstraite pour lui offrir le cadre d’une normalité qui pourrait bien, elle, vaciller. Ces regards enfiévrés, ces pulsions qui nous narguent, ces visages déconstruits s’émancipent de la temporalité pour se syncrétiser en une seule vision. Le rictus, polymorphe et polysémique devient le centre de la composition ; autour de ses courbes s’étirent les sens et les sentiments à décrypter.
C’est précisément là qu’Oh de Laval parvient à retourner son monde ; au-delà du glam chic et choc, une véritable attention à la composition déroute notre réalité en installant en son sein des pôles magnétiques qui la font définitivement dérailler et en dévoilent les innombrables impasses. On y lit alors cette « déviance » durkheimienne qui la fascine.
Derrière la séduction vénéneuse de son passage à l’acte, la mise en scène d’une violence propre à chacun qui participe de la construction d’une identité prend tout son sens dans la dimension du secret et du caché qui couve sous chacun de ses tableaux. Car ces histoires isolées, déroulées à la manière d’un drame intime, résonnent, in fine, d’une même terrible voix. Chaque tableau, chaque création prolonge l’écho du drame ultime et ontologique de la déviance ; la dérive des individus et la résistance de chacun à faire société. Cette menace d’une solidarité impossible, en dernier ressort, qui sourde et déborde les représentations contemporaines de la vie réussie pour y aménager le clou du spectacle ; sa fin en fanfare et en extase, la sienne ou celle de l’autre.