Randa Maroufi — Centre d’Art Contemporain Albert Chanot, Clamart
Dans son exposition au Centre d’Art Contemporain Albert Chanot de Clamart, Randa Maroufi alterne le burlesque, le drame et le sentiment dans un parcours de très belle tenue, où chaque œuvre dialogue avec ses voisines dans une installation totale.
Valeur cardinale de cette attention à ce qui est humain, le tissu devient la trame d’une histoire dont elle brouille la narration pour mieux en rattraper les enjeux. Sous toutes ses variations, celle-ci fait se rencontrer l’intimité biographique, l’existence quotidienne « en cours » de personnages engagés dans des reconstitutions (fidèles ou détournées) et une histoire plus générale des hommes et femmes dont le rapport au monde est marqué par une confrontation, une mise en jeu de leur liberté de mouvement et d’engagement.
Si la vidéo constitue l’essentiel de sa production, l’image fixe reste importante, échappée du mouvement pour inscrire un sentiment durable dans la perception de son œuvre. La parole, rare et précieuse, vient rythmer des constats qui se lisent sans les alourdir. Loin de nous tenir captifs dans un récit que l’on aurait pu craindre intimiste, Maroufi joue de sa focale narrative pour maintenir une distance salutaire qui fait de sa caméra l’agent d’un voyage panoramique où plans larges, inventions, répétitions, réalité et synthèse s’entremêlent en produisant un contenu qui dépasse le cadre de l’illustration pour réécrire, quand bien même elle serait déjà passée, dans une véritable histoire.
C’est ainsi à travers la figure de son père que Randa Maroufi entame cette présentation qui vient clore un projet entamé depuis de nombreuses années, Bab Sebta, qui se concentre sur l’enclave espagnole de Ceuta au Maroc. Douanier au Maroc jusque dans les années 1990, l’ensemble des reliques portant la charge « officielle » d’une fonction assermentée et la somme hétéroclite d’éléments dont il aura été responsable au cours de saisies constitue une somme de trouvailles potentielles à l’artiste qui déploie ici un drapeau resté plié durant une vingtaine d’années. Dans une mise en scène dépouillée, deux hommes s’attellent à la périlleuse épreuve d’un pliage nécessitant coordination et planification. Les approximations, essais et autres incompréhensions offrent une dimension burlesque à la solennité d’un geste dépouillé ici de sa valeur cérémonielle. Comme prise entre l’hommage sincère, l’affection pour ces figures patriarcales (douaniers eux aussi) en délicatesse avec le tissu qui les réunit et la joie de voir dérailler un protocole, Randa Maroufi nous livre ici une vision riche des rapports humains, aussi infiniment complexes que perclus de vanités qui en disent la fragilité et l’absurdité. Aux côtés de la vidéo trônent, sous verre, des reliquats de la vie de ce père dont la biographie se lit à travers les enregistrements sanctionnés par l’Etat qui l’emploie.
Une liberté de ton et une capacité de l’artiste à graviter entre les émotions que l’on retrouve dans une autre vidéo, où des occupants d’un immeuble de bureau parés d’ensembles de costumes deviennent, sous la caméra de Maroufi, des employés anonymes affairés à des tâches obscures qui reflètent l’absurdité d’une autre situation. L’architecture cossue, les vêtements repassés et les discussions passionnées des premiers plans laissent croire à l’entrée dans une entreprise en bonne santé (ce qui n’en dit pas plus sur sa nature). Peu à peu pourtant, l’on comprend qu’il s’agit de logements et les actes n’ont plus rien d’éphémère, perdent leur caractère burlesque et touchent à la vie sur la durée, à l’organisation de son propre espace intime dans un lieu « ouvert ». Tournée au cœur du squat We Are Here d’Amsterdam organisé par des réfugiés interdits de travailler et n’ayant pas accès à des logements, la vidéo, par ses cadrages et sa maîtrise des plans, insère une profondeur fictionnelle à une situation de blocage administratif pesant directement sur la vie d’individus ainsi précarisés. Sans autres mots que ceux d’un membre de ce collectif, l’image offre un décalage qui, à rebours de sa fonction d’illustration, fouille plus avant la description d’une réalité par l’invention plastique. La voix off revient sur le quotidien et la vie de cette communauté d’hommes qui, du transit et du mouvement initial, sont figés dans une situation dont tout l’imaginaire mobilisé ici se heurte pourtant à la réalité amère de rapports de force.
La dernière vidéo au cœur du projet Bab Sebta reconstitue au sein d’un immense hangar, à travers témoignages, souvenirs et inventions, le poste frontière de cette zone où l’Afrique rencontre, par le biais des marchandises, des règles internationales et des corps, l’Europe. Ici transitent des biens de toute nature, éléments mouvants et rationalisables dans un système porté par des individus dont Randa Maroufi met en scène le rythme saccadé. À leur tour, ils se font produits d’un réseau d’échanges dont l’économie repose sur leur capacité à transporter un ou plusieurs sacs de marchandises. Les corps passent, se meuvent et s’arrêtent, obéissant aux injonctions paradoxales de codes qui les régulent. Chacun s’affaire à empaqueter, à rendre et bander du tissu, du plastique, dans un ballet obscur dont on devine que la fonction est d’optimiser.
Filmées de près, filmées du dessus, les silhouettes marquent des pigments sur la zone grise du macadam. Le procédé de reconstitution, usant de techniques de la scène et du spectacle vivant s’immortalise dans une œuvre plastique pérenne qui impressionne. Tous ces « uns » qui se côtoient tiennent entre leurs bras les désirs et besoins d’ « autres », cachés sous un tissu plastique qui les protège, installant une dimension chorégraphique et systématique dont la valeur se mesure à la volonté de l’artiste de transposer dans le réel une somme de témoignages et de souvenirs qui forment un nouveau corps.
Au gré des sujets, au gré des médiums et renvoyant, à travers la prégnance du tissu dans ses images, aussi bien à l’histoire de l’art qu’à la valeur d’échange, la marchandise et la communication entre les êtres, Randa Maroufi invente en définitive une cartographie sensible, celle du souvenir devenue valeur essentielle de repère, installant une mappemonde sentimentale d’objets intimes, de biens internationaux et de corps à libérer.