Tino Sehgal — Palais de Tokyo
Dans un Palais de Tokyo vide et somptueux de son charme brut, des chorégraphies aléatoires et un parcours rythmé par une succession d’accompagnateurs constituent l’essentiel de la carte blanche offerte à Tino Sehgal. Un choix radical qui peine à masquer une insuffisance de réflexion qui nous déçoit.
Chorégraphe de formation, Tino Sehgal mène depuis plusieurs années des actions aux allures de performances éphémères qui confrontent le visiteur à un geste, une situation ou un spectacle inattendu. En choisissant expressément de réduire toute communication, toute explication (il se refuse à écrire tout texte ou note présentant son travail), Tino Sehgal sait ménager ses effets et laisse place à l’imprévu, faisant de l’expérience de sa mise en scène le moment essentiel de sa monstration. En ce sens, Tino Sehgal, loin de penser l’exposition, en annule l’essence et privilégie le moment, la présence et plus encore la position physique du spectateur pour dérouler son projet. Un parti-pris qu’embrasse avec audace le Palais de Tokyo qui lui confie tout son espace pour une carte blanche qui, si elle déploie une énergie bien concrète, peine à faire naître une véritable réflexion.
« Tino Sehgal », Palais de Tokyo du 12 octobre au 18 décembre 2016. En savoir plus En invitant des centaines d’intervenants à peupler le Palais pendant deux mois, Tino Sehgal pense un événement d’envergure qui, s’il se dépare de tout repère et, partant, de toute référence artistique assumée, n’en demeure pas moins en prise avec la réalité. Habitué des expériences à visée collective et exigeant l’implication, l’échange et la collectivisation des savoirs, le Palais de Tokyo est donc tout à fait armé pour proposer une expérience inédite, radicale et chaque fois singulière de cette réalité. Mais face à un tel miroir, le reflet du portrait que Tino Sehgal en dresse n’apparaît que plus confus et moins flatteur.On ne comptera ainsi que quelques œuvres qui résonnent malgré leur grande qualité comme des prétextes, à l’image du rideau de perles de Félix González-Torres ou encore de la très belle installation de Daniel Buren qui défie les sens en jouant sur les reflets de miroirs déployés dans l’espace. Après avoir été accueilli par un intervenant posant, dans une chorégraphie surjouée et grandiloquente la question « qu’est-ce qu’une énigme ? », le spectateur est invité à pénétrer l’un des deux plateaux de l’exposition. Si l’on passe sur la lourdeur symbolique du premier, le parcours This is progress et sa volonté de faire marcher le spectateur avec des interlocuteurs de différents âges de la vie, si l’on passe également sur la valeur toute relative des discours émis, proposés avec plus ou moins de bonheur par des intervenants dont on ne peut que saluer la sincérité et l’implication, la principale difficulté tient à ce paradoxe que ne parvient pas à résoudre Tino Sehgal de vouloir porter la rencontre et l’expérience individuelle quand sa mise en scène force la catégorisation même du visiteur et ne questionne en rien ses propres préceptes. D’évidence en évidence, un discours essaye de se produire quand la question du sens, l’interrogation face à ce dispositif ne sont même pas autorisés. En bas, une cohorte de danseurs multiplie les mouvements de troupe tout en prenant le temps, pour certains d’entre eux, de venir discuter avec le public. Le mouvement généralisé, derrière un sérieux dont il peine à se départir laisse stupéfait. Aucun recul, aucun humour ni aucune ironie ne viennent perturber et donner du charme à ce bulldozer qui écrase tout sens pour imposer les moyens mis à sa disposition. Au final, difficile de ne pas penser à la culture de l’image et au flash-mob qui joue à fond la carte de la surprise et de l’incongruité spatiale pour récolter les fruits de ses efforts. Ici, l’image peut avoir un certain charme, désarmant l’exigence, la rigueur et l’inventivité intellectuelles que le Palais de Tokyo participe à faire émerger depuis son ouverture mais finalement, aucun discours, aucune idée force ne vient soutenir ce qui aurait constitué une délicieuse et impertinente bravade. On est alors désemparé par l’absence terrible et fortement coupable d’une culture, d’un point de vue argumenté.
Mais plus encore, ce dispositif manque la nécessité de fiction qu’éprouve le réel pour se donner. Il ne suffit pas de laisser les vécus se raconter pour faire surgir le réel, sa représentation en est une condition première et la narration la seule à même de lui donner corps. Multipliant les témoignages au lieu d’histoires, ces mirages de « soi » s’empilent en une succession de bavardages qui ne produisent ni choc ni étonnement. Dans cette tautologie des corps qui se rencontrent, on perd la narration pour entrer sur le terrain marécageux d’un réel qui, à tant vouloir se donner, à se voir autant forcé, laisse entrevoir toute son artificialité et son incapacité autant que sa paresse à créer un nouveau sens, pour produire la différence nécessaire à toute véritable rencontre. Pour réaliser, en quelque sorte, sa nature première, générer à l’infini de la nouveauté et de l’inattendu et toucher au plus près la « différence ». Paradoxalement, dans le mouvement perpétuel des corps, dans la différence constante des espaces et des temps, ce coup de force fige le réel dans un continuum fermé et le borne à ne répéter qu’un substrat de réalité, un conditionnement de l’expérience à la présence physique, faisant de l’interaction un simple spectacle et non plus une modalité de l’apprentissage ou de la compréhension. Au final, loin de réinventer l’exposition, il l’annule et rejoue la partition d’une intime conviction que « son » opinion, « son » expérience et « son » vécu valent mieux qu’une véritable confrontation. Car à ne rien opposer, la production de Tino Sehgal perd toute notion d’intelligence pour se borner à une connivence lourde et condescendante dans laquelle on entre à regret.
À sentir enfin toute l’agitation autour du secret, les appels à ne pas dévoiler le contenu, on se prend à voir la carte blanche comme un reflet douteux de son époque, où la collusion de la création et du spectacle se résout dans « l’événementiel », cette industrie effrayée à l’idée de révéler, avant sa « consommation », la teneur de son produit. Mais l’art ne s’inquiète pas de « spoilers », l’expérience de la création n’est jamais réduite par son dévoilement, elle dépasse le plaisir solitaire qui se transmet entre initiés ayant eu l’opportunité d’en faire l’expérience et s’inscrit dans la durée, accepte son évolution, sa perte, voire sa dissolution dans la transmission et la transformation des discours qui l’entourent.
Loin de réinventer la page blanche idéale sur laquelle s’écrirait une histoire chaque jour réinventée, cette proposition arase l’intelligence pour se perdre en un empilement d’autojustifications qui cède au culte du soi et à l’illusion de l’expérience unique du nouveau luxe. En faisant du spectateur non pas un véritable acteur de l’échange mais le simple activateur d’une séquence d’un autre soi, c’est un entre-soi cruel qui résulte de ce carrousel de personnalités malheureusement noyées dans leur simple fonction de remplissage. À la belle vacuité de l’inconnu, au plaisir du jeu qui aurait ici parfaitement trouvé sa place, Tino Sehgal impose une voie symbolique lourde de son silence et pleine de ses certitudes en oubliant que toute culture, tout partage ne peut surgir que d’une confrontation commune, collective et imprévisible à l’événement, à la différence essentielle et adaptable, celle d’une œuvre ou, à tout le moins, d’une intention.