Bruno Serralongue — Le Plateau
Présenté au Plateau, Bruno Serralongue mène avec une constance et un talent formel incontestables une démarche documentaire capable de s’attaquer aux sujets les plus brûlants de l’actualité (on peut penser, pour ne citer que quelques exemples, à ses travaux à l’usine de Florange ou auprès des réfugiés aux abords de Calais) avec une subtilité rare qui met à l’épreuve notre rapport à l’image.
« Bruno Serralongue — Pour la vie », Frac île-de-france, le Plateau du 27 janvier au 24 avril 2022. En savoir plus Constamment habité par le souci des drames humains qui s’y jouent, il parvient à faire vivre dans ses œuvres photographiques un silence d’une rare puissance qui a tôt fait d’éteindre toute tentation pathétique ou toute réduction idéologique. Travaillant au plus près des femmes et hommes enserrés dans ces drames, il sait aussi bien détourner le regard que se plonger dans le leur pour en donner la mesure d’urgence, vertigineuse, à modifier le nôtre.S’il nous avait profondément marqués avec sa dernière présentation au Centre Pompidou qui étendait son travail à une réflexion globale sur son propre médium, l’exposition que lui consacre aujourd’hui le Plateau fait figure d’acte salutaire en période préélectorale d’empilement outrancier et indigent des paroles. A leur écho spectral et fantasmé, Serralongue oppose une confrontation non moins violente mais bien plus concrète et, de fait, autrement plus complexe, avec des situations terribles qui nous rappellent aux risques de l’isolement face à une injustice que l’inaction de chacun légitime.
Comme à son habitude, Serralongue navigue sur un fil entre signes (inscriptions, écritures sur les murs), ressentis avec vision des paysages et portraits. Le premier diaporama sur Calais est éloquent d’intelligence et de cet équilibre propre à l’artiste qui installe le récit limpide et exigeant du passage du temps face à l’impasse d’un lieu. Les étendues vastes succèdent aux plans serrés, les horizons, plastiques, s’ouvrent et se referment au rythme aléatoire de la découverte. Ces paradoxes de signes familiers dans un contexte d’angoisse, d’attente et d’incertitude viennent incidemment renforcer la dynamique immobile d’une résistance au temps, à l’hostilité d’un monde qu’on ne peut voir à travers les yeux de ceux pour lesquels il menace, quand ce n’est pas déjà le cas, de s’effondrer.
Une entrée en matière superbe qui amorce une exposition fidèle et parfaitement menée d’un œuvre dont la force rejaillit immédiatement. Si, par son procédé photographique requérant le temps long, il excède la spontanéité de la pose, Serralongue, comme l’articule le parcours, s’approprie la fonction même de la photographie documentaire. En informant et en restant auprès de ses sujets, il fait de chaque regard une possibilité « d’adresse », un signe, manifeste ou sous-jacent de communication.
Rien n’est forcé mais tout est su, dans des contextes pourtant où rien n’est sûr. Le rythme est fabuleusement maintenu avec alternance des modes de représentation, des formes et des formats. La première petite salle remplie de photographies noir et blanc vient suspendre les grands portraits en assurant une parenthèse obligeant à lire la diversité des corps et des visages. Notre regard divague, se fait happer, s’agrippe à l’information et la dépasse, s’y engouffre et en sort. De fait, chaque cliché fait image en déjouant les attendus traditionnels, délimite une narration en maintenant volontairement ses zones de flou et s’intègre à l’histoire de l’art dans sa part d’humaine fragilité, d’aléatoire et de vibrant. Par là, elle excède, de loin, les visées fantasmatiques humanistes.
Le corps s’affiche comme une revendication, point d’argumentation d’une lutte de sens et de droit qui ne se matérialise autrement qu’à travers l’éloquence de la chair, le spectacle quotidien du regard, d’yeux pleins et vides portant le poids des vies. La capacité aussi à se réunir, à faire communauté, à s’installer et poser, tenir ensemble avec un même objectif en tête.
On chercherait en vain des « caractères » chez Serralongue ; le photographe parvient bien plutôt à désamorcer toute réduction ou toute volonté d’interprétation. La fierté farouche de regards sur une photographie se voit déjouée par un visage fuyant, absorbé par une lecture différente, indiquant un sens alternatif. Au sein même de la photographie naissent des voies de traverse qui, comme la bande-son sporadique de l’exposition (des bruits urbains captés à la volée) introduisent la complexité d’une vie en société qui dépasse nos fantasmes et nos lectures synthétiques.
L’équilibre est bien sûr ténu et forcément périlleux mais l’œuvre parvient à faire résonner le temps long comme l’urgence, sans céder au pathos ni à la simple revendication, inaudible dans ce contexte. C’est le rôle même du photographe, du document et de l’œuvre que déplace et invente Serralongue à mesure que lui-même se meut, parvenant, dans l’élision, à révéler ce que son travail cache d’une manière que ni le reportage, ni la littérature ne peuvent atteindre. Ce qu’il écrit appartient à ce qui peut être vu, un récit de son regard, une graphie de ce que la lumière et le temps lui laissent percevoir. De quoi exciter, presque paradoxalement, la part de symbolique essentiellement liée à toute image.
Comme un symbole, la découverte finale en forme de point de suspension d’une image flottante au revers d’un rideau de plastique emprunté à l’entrée du parcours laisse entrevoir la somme des images qui manquent, qu’il reste à dévoiler. Une autre façon de prouver que la vie, même en lutte, est toujours plus large que la force qui lui est opposée, que le droit qui lui est refusé.