Gaillard & Claude — Frac Normandie Rouen
Faisant suite à leur rétrospective du MAC Grand-Hornu en Belgique, le duo d’artistes français installé à Bruxelles Gaillard & Claude présente au Frac Normandie de Sotteville-lès-Rouen une exposition radicale et sobre, qui met la matière au niveau de la forme et joue tout entière, sans se laisser toucher, de notre sensibilité.
« Gaillard & Claude », Frac Normandie du 8 octobre 2022 au 12 mars 2023. En savoir plus Avec quatre séries emblématiques de son travail, le duo déploie dans l’espace une variation polysémique qui cache derrière l’apparence fantasque et le jeu loufoque un renversement du paradigme de la création. Car il est d’abord question de jeu ici dans les éléments même des œuvres. On croise des instruments d’un orchestre fou où dents, vêtements et autres glands sculptés sont percés de trous, une tenue de déguisement à arborer dans une foire d’art contemporain, des boudins de mousse polyuréthane emmêlés ou encore un cachet de paracétamol disproportionné. Autant de pièces renvoyant, par leur dénomination même, à des jeux de mots ou pièges du langage.Les Talking Baloneys, expression anglophone, renvoient à une parole aussi creuse que la matière est dense, Le Groupe et la famille cache derrière son innocence une confrontation séculaire entre l’affection intime et la norme collective tandis que l’œuvre Orchestral Issues, derrière l’évidente problématique d’appréhension de ces instruments impossibles, souligne dans son miroir francophone l’architecture de ces pièces percées dont les fentes sont autant d’issues à l’air qui y pénétrerait. Des lignes sémiotiques qui agissent en sourdine et ne réduisent en aucun cas la matière à un simple code à déchiffrer ; au contraire, cet arrière plan ne fait que renforcer la vibration sourde qui donne toute son intensité à la matière de leurs œuvres, immobiles mais surtout pas inertes.
La cause tient certainement à la capacité de Gaillard et Claude d’embrasser des formes de la représentation fondamentalement diverses, où le minimalisme, l’abstraction et l’expressionnisme se côtoient sans perdre de vue un objectif commun, celui de donner « corps » au motif.
Les formes se répondent ; le dur et le mou , fluide et fixation s’opposent dans une mise en scène abrupte de la matière, exposée pour ce qu’elle est. On parcourt donc un monde aussi ludique que ménageant sa part à l’imaginaire, jouant tout aussi bien sur les attendus du monde de l’art (le minimalisme uniforme des objets sculptés blancs, l’ornement décoratif classique du papier marbré, la compression du boudin de mousse, la performance) que sur l’appropriation possible, sans autre forme de justification que le plaisir de « faire œuvre », de matériaux devenus motifs. Le « bon coup » et l’efficacité visuelle immédiates participent de cette évidence du partage, qui cache pourtant, dans son silence, une étrangeté qui instille un hiatus dans notre appréhension des objets du monde.
Pour mettre à l’épreuve, en dernier lieu, la capacité de nos sens à le fixer. Les formes dessinent en effet, dans leur succession, un rythme singulier qui, épousant notre déambulation, fait vibrer lignes et couleurs pour plaquer une forme d’indécision sur la matière, un frémissement qui laisse l’esprit divaguer à leur suite dans les méandres de leurs possibilités. Les sculptures pourraient se déplacer, servir elles-mêmes de support à d’autres objets, les mousses en polyuréthane s’enfoncer sous la pression de la main, les papiers marbrés monumentaux se scinder en autant de fragments qui seraient comme un antidote à l’anomalie du comprimé de paracétamol titanesque. Mouvement emprisonné enfin dans le souvenir de la veste de survêtement accrochée à l’entrée destiné à la déambulation et à la reconnaissance, rapprochant dans la foule d’un public épars les porteurs d’une tenue identique, dessinant en acte la possibilité d’une famille au sein d’un collectif.
Un point de fixation dans le mouvement continue en quelque sorte, figeant le mobile comme le papier marbré fige les pigments liquides sur un support, le polyuréthane fixé au mur ou même les instruments dont mécaniques et cordes sont remplacées par des trous d’air faisant de chacun d’eux de leurs œuvres un élément stable et transportable, une forme inaltérable qui rejoue le passage révolutionnaire de l’horizontalité au plan vertical, celui, séculaire, de l’exposition.