Katharina Grosse — Galerie Max Hetzler
La galerie Max Hetzler présente pour la première fois dans son espace parisien l’œuvre de Katharina Grosse (1961), peintre majeure de la scène artistique allemande. Mêlant expressivité, concepts précis de construction et attachement viscéral à l’expérience des sens, l’artiste s’emploie à réinventer le sens de la peinture en lui offrant une dynamique unique qui l’insère dans le monde.
« Katharina Grosse — The Bedroom », Galerie Max Hetzler du 8 septembre au 23 octobre 2023. En savoir plus Evadée de la toile et du cadre, échappée du pinceau, la peinture envahit l’espace et redéfinit les limites de son déploiement, la hauteur de ses couches à l’aune de sa distribution au pulvérisateur. Soumise à un ordre volontairement aléatoire, elle se pare d’une indépendance à l’égard du geste du peintre. Un paradoxe fascinant tant l’emploi du pistolet, majoritairement réservé à l’industrie et à la voierie, évoque la réalisation de pièces de précision. C’est que la peinture, ici, n’a pas pour fonction de recouvrir un objet principal, au contraire, c’est son recouvrement qui définit l’objet. « Katharina Grosse — Déplacer les étoiles », Centre Pompidou Metz du 1 juin 2024 au 24 février 2025. En savoir plus D’où la force de cette pièce initiatique, réalisée en 2004 et remise à l’honneur par la galerie Max Hetzler, Das Bett, qui voyait l’artiste recouvrir de pigments l’espace de sa chambre, la dépouillant de toute fonctionnalité pour la figer en un objet de fictions. Désormais inutilisable, elle composait la synthèse d’une histoire suspendue, dorénavant vouée à créer du symbole. Avec pour ambition fondamentale de donner au spectateur les moyens de modifier leur expérience du réel, Katharina Grosse prolonge l’évasion initiale de ce lit qu’elle réactive aujourd’hui. Elle a ainsi spécifiquement choisi l’espace polyphonique de la galerie parisienne, adjoignant à une pièce à la superbe hauteur sous plafond deux zones déportées qui la prolongent et la complètent. Usant du lit original repeint pour l’occasion et riche d’archives personnelles comme d’éléments glanés lors de son séjour parisien, l’artiste s’est enfermée dans la galerie pendant quelques jours pour composer cette fugue nocturne pleine de lumière.Une présentation en miroir qui fait précisément jouer la dualité entre l’espace réduit et l’amplitude de gestes qui mettent en valeur l’élévation zénithale de la galerie, laissée vierge. Comme une rayure de géant dans la sphère réduite du domestique, Grosse applique dans l’espace de la galerie le principe à l’œuvre sur ses toiles d’un hors-champ essentiel dont la partie exposée constitue certes un nœud crucial mais qui porte une existence déjà évadée du cadre, peut-être pour mieux rejoindre le nôtre.
Ancrée dans l’histoire de l’art ultramoderne, cette partition de l’intimité réelle de l’artiste entre memoriabile et recréation de son intérieur voit la chambre domestique devenir objet d’extériorisation, l’immobilier originel se faire élément transportable, exposable. Un nouveau paradigme qui doit autant à l’individualisation des expériences et récits qu’au désir de mener sa propre vie comme une œuvre d’art. Et d’emmener le public à sa suite dans une véritable expérience qui engage son corps, confondant intériorité et extériorité, brouillant même les frontières entre ces deux notions pour tenter, dans l’émotion de la couleur, de créer un continuum entre sa pratique, son existence, l’œuvre d’art, le lieu dans lequel elle se déploie et tous ceux qui la reçoivent.
Car il en va dans cette variation comme dans les réalisations monumentales qu’elle propose dans des territoires urbains ; Katharina Grosse travaille à désarçonner les perspectives et les rapports de perception en intégrant, dans l’agencement subtil des matières, des couches superposées de peinture qui cachent elles-mêmes une nouvelle complexité. Celle-ci porte non pas un message symbolique ou simplement esthétique mais bien une expérience sensorielle presque haptique dans l’intensité de ses contrastes et la densité de ses reflets, superposant les coups chimériques d’un pinceau monumental.
Chaque relief devient source d’un détail inattendu, d’un trait saillant signifiant qui rompt le recouvrement pour révéler des dissonances harmoniques, des interférences orchestrales. Ainsi d’une structure érectile au sein d’une étendue de peinture évoquant tout aussi bien la grâce animale d’une envolée émancipatrice que la pesanteur sereine de montagnes immémoriales. Et c’est le dernier pan de son œuvre que de travailler, à travers son exercice de peintre, à encapsuler le passage même du temps en emprisonnant dans l’incertitude tout signe lisible de celui-ci. Les ouvrages bordant le lit sont difficilement datables, le smartphone, au contraire, l’est. Le cadre du lit s’efface sous les traces de tissus alanguis évoquant la peinture classique. Les époques s’emmêlent ; seule se révèle la chronologie de la peinture, la succession brouillée de l’intégration des pigments dans la matière. La poussant en acte dans le monde autant qu’en la rendant présente, actuelle et en phase avec un temps qui l’empêche de se figer, elle trace dans l’espace les lignes de fuite d’un présent qui, même invisible, continue.
À travers la peinture donc, Katharina Grosse explore la possibilité d’inventer un lien, une contraction émotionnelle qui intrique les différents acteurs de ses œuvres et recouvre les différences comme les distances d’une couche sensible, qui parle, sans un mot, à tous, de nous tous.