La Fugitive — Le Crédac, Ivry-sur-Seine
Le Crédac présente une exposition collective qui explore les potentielles figures d’Albertine, l’amante disparue d’A la recherche du temps perdu dont le mystère autant que les aveux spectaculaires, les postures d’outrance rythment les phases de construction du narrateur.
« La Fugitive », Le Crédac, Centre d’art contemporain d’Ivry du 18 septembre au 18 décembre 2022. En savoir plus Dans ce parcours libre, dense et débarrassé de toute ambition portraitiste, ce sont bien plus les modalités d’une quête d’identité que la figure figée du portrait-robot qui s’imposent. Sans perdre pour autant le fil d’une narration dans laquelle elle s’inscrit, l’exposition offre un parcours qui joue des impressions, des ambiguïtés et des dissonances pour ériger un cadre propice à la réflexion autour d’une figure qui ne finit jamais de le déborder.La première salle reconstitue la chambre imaginaire d’Albertine. Espiègle et dans son époque, le mobilier présent ici n’a rien du cocon rassurant et pose autant de questions qu’il s’échappe, par ses formes organiques, à l’agencement classique du lieu de repos. Ici, tout semble en vie ; des rideaux à la peinture appliquée d’Anne Bourse au lit de Marc Camille Chaimowicz, en passant par le pot de fleurs de Zoe Williams, les angles droits laissent place à des surfaces mouvantes sur lesquelles se reflètent désirs et fantasmes que rien, ici, ne bride.
Le miroir tendu par l’installation de Chantal Akerman et son installation vidéo La Chambre impose son cadre mobile sur cet intérieur qui nous a déjà piégés. Visiteur voyeur, le regard reconstitue de lui-même, au gré du mouvement de la caméra, la dynamique de la description littéraire, se posant tour à tour sur les objets, les volumes, les angles, le visage et le corps de l’artiste allongée, détournant le motif de la femme offrande en soulignant par le jeu et l’affront une véritable indépendance. Un enjeu qui sourd dans toute l’exposition, comment, en s’emparant des codes assignés aux sexes, aux représentations pour « d’autres » de soi biaisés par les catégories de communication, s’approprier la liberté.
C’est également cette forme de liberté conditionnée qui se dessine à travers la question du genre, mettant ici notamment en dialogue les représentations de Marie Laurencin, femmes poupons à la fragilité sensible et GB Jones, reprenant l’esthétique de Tom of Finland pour mettre en scène des femmes répondant aux codes de la virilité masculine fantasmée. Dans cette réappropriation des canons d’autres, les stratégies de résistance opèrent un pas de côté, chaque fois singulier qui souligne la capacité de chacun à user de sa propre perception pour aménager son espace d’affirmation, sa possibilité de se libérer ou au contraire d’embrasser le désir des autres pour écrire sa propre histoire. C’est ainsi toute la zone aveugle du personnage d’Albertine dans la Recherche, n’existant forcément qu’à travers les yeux du narrateur, la réalité de sa liberté n’est perçue qu’à travers sa croyance, accordant sa confiance de façon aléatoire aux signes et témoignages de l’extérieur. Alors Albertine prend toute son épaisseur en négatif, dans la somme de possibles échappant aux obsessions d’un autre âge d’un Proust souvent bien incapable de sortir de la fatalité que ferait peser son jugement moral sur elle. L’angle mort c’est alors tout ce qu’elle est, tout ce qui agite le désir d’une femme dont les motifs et motivations, dès qu’ils sont questionnés, ouvrent de nouvelles pistes qui en font un personnage d’une force qui dépasse l’œuvre même.
La réflexion organique et sensuelle se meut, au fil des œuvres, en une affirmation plus formelle de l’identité abordant frontalement la question de l’homosexualité dans la société, tendant cette fois le miroir vers la zone aveugle d’un narrateur de Proust contraint à imaginer une sexualité lesbienne qui se déroule hors de son corps.
Ce décalage constant, donné ici grâce à un travail curatorial en lien constant avec les artistes à sentir plus par expérience que dans une perspective didactique, offre une réflexion pleine de nuance et de subtilité que les chemins ouverts par les œuvres permettent de rendre tangible dans l’espace. Car chacun à leur manière trouble notre rapport à l’image et les créations, ainsi disposées, partagent une même forme d’énergie mouvante qui fait vaciller nos attendus.
On entre ainsi véritablement dans le miroir des films que l’artiste Melissa Boucher regarde dans l’intimité de son lieu de vie, face à son écran, dont des extraits sont reproduits sur une surface impossible à contempler sans y déceler son propre reflet. On entre, via la série de photographies érotiques d’époque dans des moments de relâchement, où la pose attendue est trop lasse, trop illisible et nous fait basculer dans une réalité qui n’est pas « capturée » pour être vue, au bord du lit de Chaimowicz qui, par ses dimensions, ses angles abscons et son coffrage de bois appellent à tout sauf au repos. On écoute le témoignage au casque d’un observateur à la pratique invérifiable (Marcel Devillers), on se retrouve confronté aux objets de Cécile Bouffard, entre sculptures sensuelles et sex-toys dont la fonction pratique, si elle nous dépasse, reste soulignée par les matériaux et les éléments de manufacture engagés dans leur fabrication, chaînes, anneaux, élastiques, servant forcément à « quelque chose ». On est sidéré, chez Jean de Sagazan, par une sexualité décorsetée devenue motif, variation répétée ici par deux pièces d’une vaste série approchant la trentaine où les corps, les imbrications de membres deviennent les sujets eux-mêmes d’une scène illustrée qui n’est qu’un prétexte. Prétexte à la rencontre, au partage d’expérience, celui-là même qui tisse les liens invisibles entre les membres d’un même mouvement.
Enfin, et comme une voie de fuite ménagée à l’imaginaire, l’exposition cache, dans un autre lieu (un petit appartement parisien) une œuvre d’Ana Jotta créée pour elle qui déplace l’enjeu de l’espace clos et joue la fugue continue, laissant un espace vide que quiconque voudra trouver aura loisir d’aller chercher.
La Fugitive nous place en cela toujours comme présents « par effraction » dans ce qui est pourtant un lieu de monstration dont la fonction est de nous accueillir ; un écho subtil et déséquilibrant qui n’est pas sans évoquer la condition même d’Albertine dans A la recherche du temps perdu, qui reste pour une grande partie du temps une prisonnière dont l’existence est cachée aux yeux d’un monde qu’elle ne peut qu’entrevoir.
Alors le fantôme d’Albertine offre au miroir de notre regard le reflet un visage kaléidoscopique du vide, celui qu’il nous appartient de reconstruire à travers l’invention de notre identité.