Laia Abril — Galerie Les filles du calvaire
Laia Abril poursuit son histoire de la misogynie. Après le succès du premier chapitre On Abortion, présenté aux Rencontres d’Arles 2016, la galerie Les filles du calvaire accueille On Rape. L’exposition, entre photographies et textes, met en lumière les mécanismes de l’institutionnalisation du viol.
D’emblée, les mots de l’artiste, inscrits au mur, disent l’ambition de ce deuxième chapitre : comprendre la culture du viol. Pourquoi, encore aujourd’hui, les victimes sont rendues coupables par la justice ? En 2018, en Espagne, cinq hommes qui avaient violé une femme de 18 ans ont été libérés. La société actuelle est traversée par des idées reçues qui sont le produit d’une histoire. Après un long et assidu travail de recherche, Laia Abril, formée au journalisme, explore, de façon non chronologique, ces mythologies puissantes qui encouragent les violences sexuelles, à travers témoignages, photographies, objets, citations et textes. Cette quête audacieuse s’inscrit dans le vaste projet A History of Misogyny que l’artiste espagnole (née en 1986) a entamé en 2016. On Abortion, premier chapitre présenté dans plus de dix pays, documentait les risques physiques et légaux que les femmes encourent à cause de l’insuffisance d’un cadre légal, sanitaire et gratuit à l’avortement. Quatre ans plus tard, Laia Abril dénonce à nouveau la responsabilité des structures institutionnelles dans le contrôle systématique des corps des femmes.
La première salle de la galerie, au rez-de-chaussée, est investie par un ensemble de huit photographies grand format en noir et blanc, surmontées d’un texte. Chaque image représente un vêtement, en taille réelle, appartenant à une victime de violence sexuelle. Les tissus sont vides, disposés à plat. Les corps meurtris en sont absents, leurs esprits planent. Une robe de mariée blanche : au Kirghizistan, Alina a été enlevée pour être mariée de force à un homme qu’elle n’aimait pas. Un chemisier d’enfant : une petite fille colombienne de 5 ans, victime d’abus sexuel par son professeur, toujours en liberté. Ces récits contemporains, auxquels Laia Abril a donné corps, témoignent de crimes qui ont eu lieu pour la plupart dans des lieux de pouvoir (église, école, armée…) et qui n’ont pas été punis. Organisée autour de ces portraits, cette première pièce de l’exposition fait figure de temple sacré pour leur rendre hommage ou de tribunal pour leur rendre justice.
À l’étage, des objets photographiés prennent le relais du récit. Laia Abril a produit un ensemble d’images, en noir et blanc, chacune documentant un élément de cette histoire de la culture du viol (un événement, une tradition, une croyance…), accompagnée d’un texte. Un mannequin mutilé fait écho aux femmes vues comme des butins légitimes en période de guerre, des tâches sur une surface blanche à la tradition du « drap blanc » reposant sur le mythe de l’hymen déchiré lors d’un premier rapport sexuel, une épée dans un fourreau à l’absence de terme scientifique pour désigner le vagin avant le XVIIe siècle, des mèches de cheveux à deux femmes indiennes qui se sont fait raser la tête en 2019 pour avoir résisté à une tentative de viol collectif. Un crâne, un bocal de sang, une ceinture de chasteté, des gants… Tantôt poétiques, tantôt métaphoriques, tantôt repoussantes, les photographies sont liées par leur aspect scientifique, à la croisée de la médecine et de l’archéologie. Cette dimension, froide et frontale, semble en dire beaucoup sur la démarche de l’artiste : son ambition de vérité, sa volonté de rendre visible les tabous, mais aussi la nécessité de mettre à distance des informations parfois intolérables, ou encore la déshumanisation propre à la justice et à la loi avec laquelle sont traitées les victimes.
Cette esthétique particulière, qui nous donne le sentiment d’évoluer dans la galerie comme dans un sinistre laboratoire habité par d’étranges objets de curiosité, est aussi synonyme d’un poids historique. Bien que contemporaines, les photographies de Laia Abril semblent porter en elle les strates temporelles qui ont construit le patriarcat au fil des siècles, empreinte par empreinte. Au premier regard, on aimerait s’y tromper et croire que ces images ne sont que les vestiges d’une époque révolue ; cette ère n’est pas derrière nous mais bel et bien autour de nous, justement. Par cette contradiction troublante et le choix d’un récit non linéaire, imbriquant les temporalités et les espaces, l’artiste confronte spectateurs et spectatrices à la persistance inquiétante de ces stéréotypes. Les faits qu’elle expose ont traversé le temps, se sont métamorphosés, et désormais habillés de nouvelles parures, ils habitent le monde actuel. Dans la partie supérieure des murs, les paroles sexistes encadrées de personnes publiques (comme celles de Donald Trump en 2005, « Grab them by the pussy, you can do anything ») nous rappellent l’urgence du problème. La misogynie est un système entériné dans le passé et qui existe toujours. Les erreurs judiciaires mises en lumière par Laia Abril en sont la preuve.
Dès lors, face à une telle exposition, notre rôle ne peut pas se limiter à celui de spectateur et spectatrice. Notre position de visiteur est une position politique : s’informer, regarder, écouter, lire, c’est déjà agir contre la culture du viol puisque que comme le montre intelligemment l’artiste, cette culture est nourrie depuis toujours par des idées. À nous d’en construire de nouvelles et de les diffuser, en faveur de l’égalité. On Rape s’attaque aux structures institutionnelles, tels que le droit, la justice et la politique, qui perpétuent ce système, au sein d’un lieu qui est lui aussi une forme d’institution : la galerie d’art. Ainsi Laia Abril dévoile l’importance d’informer, de partager les savoirs, de combattre l’ignorance et les stéréotypes et surtout, d’offrir un espace à ces témoignages pour les préserver et à ces schémas sociaux pour les déconstruire. Mais si les féministes aguerri.e.s y trouveront des informations qu’ils et elles connaissent déjà et en découvriront de nouvelles, il faut espérer que l’exposition atteigne un autre public, au-delà de celui déjà sensibilisé.
Bien que l’exposition de Laia Abril s’ajoute aux nombreuses contributions qui inondent le mouvement de libération de la parole des femmes né avec #MeToo, sa force particulière lui vient de son recours à la photographie comme médium capable d’interroger le temps, pour aborder un problème qui a précisément besoin de se défaire du poids de l’histoire.