Michael Schmidt — Jeu de Paume, Paris
Le Jeu de Paume, avec son exposition de réouverture Michael Schmidt, une autre photographie allemande, offre le portrait d’un photographe de son temps, l’habitant tout aussi bien qu’il en a modelé l’image et la pluralité, à rebours de sa seule légende.
Entre attendu et rupture, cette rétrospective ouvre sur deux images emblématiques que tout pourrait opposer et qu’un même regard réunit. La première tient en son centre un arbre anonyme au cœur d’une place qui ne l’est pas moins, témoignant d’une neutralité qu’on accolerait volontiers aux attendus de la photographie allemande quand la seconde, tout aussi objective, choisit pourtant un sujet emblématique et poignant, faisant appel à la passion immédiate. Une enfant, immobile, en contre-plongée saigne du nez. Un jeu d’opposition exaltant qui plonge d’emblée dans l’intérêt du photographe pour la suspension et la constellation de possibles d’un médium qui, sans l’usage d’artifices, parvient à suggérer la profondeur saisissante du doute.
Sidération, doute, suspension sont trois maître-mots de cette exposition qui se retrouvent entièrement dans la série Berlin nach 45, qui fait, elle, se succéder des images d’un Berlin anonymisé et sans autres repères temporels que l’architecture et les modèles de voitures, seuls indices d’« identité » d’un pays qui reconstruit la sienne, dans le doute.
Le parcours, dans la perspective chronologique qu’il emprunte, fait ainsi succéder les années sans modifier la localisation du point de vue. Et si les photographies des années 1960-70, dénuées de profondeur plastique mais pas d’intérêt formel et riches surtout d’un potentiel documentaire certain, elles deviennent, dans les années 1990, des sources de réinterprétation qui vont donner à son travail artisanal une profondeur accrue, accolant à la réalité désormais objectivée une perspective chargée des années passées qui isolent et donnent un sens nouveau à son travail. L’image, comme on le sent d’emblée chez lui, devient le matériau même d’une retranscription d’un monde qui les dépasse, passant ici par sa répétition, par la manière dont Schmidt souligne, coupe et isole pour retrouver une forme essentielle de narration humaine.
Opérant un tournant plus subjectif dans les années 1980 elle conserve pourtant une certaine dureté, à l’image de ce projet pensé dans les années 1970, précédant la chute du mur de Berlin et traduisant tout aussi bien le sentiment de suspens qui s’ensuit et la continuité d’un doute existentiel de la jeunesse. L’association de figures humaines et de fragments de paysages, l’esthétique du flou et de la vitesse résonnent avec le vocabulaire publicitaire d’alors, la rencontre entre désenchantement existentiel et sociabilisation (les portraits multiplient les situations autour d’un verre, d’une cigarette qui se consume et accompagne les préparatifs pour une sortie à venir). Le contexte de guerre ajoute une gravité pesante à cette situation de « cessez-le-feu » (Waffenruhe 1985-1987) qui, s’il impose une pacification des rapports internationaux, ne noie pas le doute ancré dans une population scindée en deux parties.
Mais c’est précisément l’absence de tout commentaire, de toute écriture maîtrisée qui donne sa singularité à cet ensemble puissamment (car presque contre toute attente) impressionniste. La suite du parcours dévoile ses portraits, intelligemment mis en dialogue avec les cadrages de bâtiments urbains. Le regard, fuyant ou au contraire soutenant l’objectif du photographe, comme scrutant, par défi à l’encontre d’un certain désœuvrement, le fond de l’objectif. L’impossibilité de saisir l’intérêt de l’image à venir offre alors un contrepoint saisissant à l’usage d’angles aveugles, de perspectives cachées du photographe qui découpe dans la ville autant de figures de l’impasse, de la fin du mouvement.
Une tension qui n’a rien pourtant d’éminemment manichéen même si sa lecture prête à la bipolarité. En s’émancipant de toute juxtaposition analogue à la manière de la photographie humaniste, Michael Schmidt évoque le réel dans une de ses nudités possibles ; la conjonction d’individus singuliers jetés dans un environnement qui impose sa présence, ses codes et son histoire. Plus existentialiste qu’humaniste, n’en déplaise ici à Sartre, sa photographie ne condamne pas pour autant son intérêt pour l’homme, au contraire elle le travaille et le module dans sa manière de saisir les stratégies d’une vie au sein de cet environnement qui la marque si profondément.
Intéressant plastiquement sans être foudroyant techniquement, l’œuvre de Michael Schmidt prend ainsi sa dimension dans l’accumulation, dans cette rencontre singulière entre un regard, entre ses époques et son médium, la photographie capable, en un tel moment du temps, d’articuler autant d’affects en un même lieu, glissant du sourire contenu à la svastika d’une image d’archive capturée à nouveau, d’une fleur sauvage émergée de la terre à l’écrasante arête de briques découpant le ciel d’une ville anonyme, où chacun semble voué à le devenir.
Le mérite revient ainsi également au Jeu de Paume qui parvient avec élégance à faire vivre ce foisonnement sans exagérer sa portée et en gardant une distance et une sobriété qui facilitent sa réception, passant surtout aussi rapidement qu’il se doit sur des derniers travaux, eux, moins convaincants.
Michael Schmidt, une autre photographie allemande, Le Jeu de Paume, jusqu’au 29 août.