Urs Lüthi — Centre culturel suisse
Figure importante de la scène artistique suisse, Urs Lüthi présente sa première grande exposition en institution en France au Centre culturel suisse.
« Urs Lüthi — Just Another Dance », CCS — Centre culturel suisse du 21 avril au 15 juillet 2018. En savoir plus Avec Just Another Dance, cet artiste septuagénaire offre une exposition contrastée qui constitue une entrée réussie dans un œuvre riche et fécond tout en tissant les liens avec ses pièces plus récentes. Une trajectoire cohérente et fructueuse qui permet au CCS de proposer une exposition radicale dont l’économie reflète tous les paradoxes de ce « grand timide » qui n’a cessé de faire de son corps, de son visage, un objet d’exhibition, d’invention et d’appropriation.Avec pour mot d’ordre une mise à l’épreuve du monde à travers sa subjectivité, Urs Lüthi se fait connaître dans les années 1970 avec des autoportraits qui le voient grimé ou « naturel », nu ou vêtu de costumes, masques qui offrent une variété d’images passionnant et un corpus oscillant entre la fantaisie du jeu, la beauté plastique du noir et blanc et la mélancolie brûlante de ses regards bien souvent vides. Pour cette exposition Just Another Dance, l’artiste réactive son emblématique série The Numbergirl de 1973 qui le voit torse nu, prendre différentes poses affectées. Sous un filtre rose, cette série se pare d’un voile du souvenir qui uniformise à nouveau la succession d’images qui, si elles renvoient immanquablement, du fait de la prégnance du corps, de l’exhibition ambiguë d’un pubis naissant plongé dans l’obscurité à la sexualité, ne s’y réduisent jamais. Avant d’être une question de sexe ou de genre, ce panneau monumental engage la pure perception, de la vie, du visuel et de ce que chaque subjectivité y infère. Dans cette accumulation de clichés aux différences subtiles, Urs Lüthi parvient à noyer finalement son identité sous un flot d’images duquel se dégage un simple modèle générique que lui-même traite tel un objet extérieur et qui, dans sa mise en scène, devient l’objet de réflexion des subjectivités qui le rencontrent.
Est-ce alors encore un « qui » caché sous les poses et le maquillage ? Avec le temps n’est-ce pas même un « quand », voire, à plus de quarante ans de distance, un « quoi » ? En ce sens, depuis les rives de la pensée de l’identité, Urs Lüthi dérive vers une question de l’essence, activée à son tour par la mise en scène, dans l’espace, de deux sculptures de son corps qui se dédouble en lui-même. Anomalie génétique du clonage ou évolution positive d’une humanité augmentée, ces deux figures hyperréalistes entretiennent l’ambiguïté et l’inquiétude au cœur du parcours.
Le corps de l’artiste ne se transforme finalement jamais plus qu’avec le temps, et devient le témoin impuissant, malgré ses membres en plus, de son évolution. Délestée de toute tentation critique, cette disposition dans l’espace n’a rien d’un constat cynique, au contraire, la démarche même de l’artiste, rejouant continuellement des œuvres réalisées dans sa jeunesse se nourrit de cette circularité pour inventer un autre regard sur sa subjectivité. En ce sens, chaque œuvre devient une partie dynamique et jamais figée d’une expérimentation plus large de sa vie et de son corps. Elles sont des objets d’invention et de création qui, en conservant une distance, une privation de sentiments et de discours frontal soulignent un subtil voile de pudeur chez l’artiste.
Une pudeur que l’on retrouve dans la tension entre folie explosive des corps démultipliés, des membres proliférants, et immobilité grave des regards impassibles, entre la succession, jusqu’à l’ivresse, de variations du visage et fragilité d’un corps à nu. Cette tension est finalement l’une des plus belles réussites de Just Another Dance qui, sous ses dehors âpres renforcés par une bande de peinture d’un vert qui évoque immanquablement les ensembles administratifs des années 1970, reflète l’ambivalence d’un artiste à l’inventivité remarquable dont le portrait présente un visage bien plus trouble qu’il n’y paraît.