Afriques Capitales — La Villette
Avec Afriques Capitales, la Grande halle de la Villette met à l’honneur du 29 mars au 21 mai un continent qui ne cesse, depuis le milieu du XXème siècle, de fasciner le monde de l’art tout autant qu’il entretient avec le public européen une relation ambiguë.
Simon Njami, commissaire de l’exposition, choisit en effet d’aborder la multitude des créations en Afrique sous un angle précis et particulièrement pertinent, à travers la question de la ville ; des « capitales » auxquelles chaque œuvre se confronte et dont elles se nourrissent aussi. Un choix d’autant plus judicieux qu’il fait résonner les éventuels échos culturels et parvient à repenser une géographie de la création et, à l’heure d’une mondialisation actée et devenue norme, c’est peut-être à travers la ville que les échos se font les plus nombreux. Du nord au sud et d’est en ouest, les artistes, internationalement reconnus ou encore méconnus évoquent, à l’aide de tous les médiums, leur vision, de la plus locale à la plus globale. Multiethnique, multiculturelle, Afriques capitales fait ainsi se côtoyer autant de vocabulaires et de représentations qu’elle n’invite d’artistes (plus de quarante en l’occurrence), chacun parvenant ici, et c’est toute la force de ce commissariat engagé, à installer un univers qui dépasse largement son contexte géographique. Inventant, témoignant ou réfléchissant le monde qui les entoure, les œuvres présentées installent une dynamique qui transperce avec force les attendus stéréotypés de visions condescendantes. Ici, tous les genres et sensibilités se côtoient avec intelligence ; derrière l’éloquence pop d’Hassan Hajjaj, de ses portraits hauts en couleur et ses installations qui bariolent les traditions locales en les rejouant hors de leur contexte, on pénètre la ville imaginée par une scénographie qui joue de la monumentalité du lieu pour soumettre le visiteur à un sentiment d’écrasement. Mais aussi à une impression de formidable dynamique, celle-là même que seul l’espace urbain, avec ses réseaux et ses excès, peut engendrer.
Immédiatement menacé par les Falling Houses de Pascale Marthine Tayou, ces plaques de bois représentant des habitations en lévitation qui le surplombent, le visiteur est empêché, bloqué par le Labyrinth mélancolique de Youssef Limoud, un amas de gravats qui se fait stigmate de la destruction, de rêves toujours susceptibles de se voir annihilés, mais aussi d’une possible reconstruction. Plus encore, il cache en son sein son propre ordre, chaotique et destiné à nous perdre mais qui, comme toutes les épreuves, est susceptible de se voir déjoué. Il obstrue le champ de visions, encourageant au pas de côté, à une fuite latérale pleine de promesses. Laquelle ne manque en effet pas de surprises, la scénographie ménageant dans chaque recoin des espaces qui interdisent une circulation linéaire. Ici on fait avec les contraintes de la ville, des espaces ouverts seulement d’un côté occupent le terrain, nous forçant à contourner comme on pénètre, à tâtons, pour la première fois les arcanes d’une cité inconnue.
Loin des clichés d’un art africain tour à tour tapageur ou modeste, cette parole redonnée aux artistes confirme le sérieux de l’entreprise, dont les œuvres sont le vecteur d’une lecture du monde. avec une sélection qui multiplie les changements de rythme émotionnel pour mieux refléter ce propos liminaire d’une création plurielle. Chaque œuvre devient alors « capitale », tête pensante de ce continent qu’est l’exposition, brouillant les pistes en multipliant les références à la cinquantaine de pays qui constituent l’Afrique. Le visiteur lui-même est invité par Ato Malinda à redistribuer les cartes au sens propre sur le continent africain ; sur une sculpture représentant le continent, le visiteur jette des cartes de jeux, indiquant chacune le nom d’un pays. Derrière la portée poétique d’une réinvention de l’histoire par la manipulation de la représentation géographique bruisse évidemment l’écho sourd du spectre de la colonisation qui hante ce continent déchiré depuis des siècles par les dominations et autres octrois de territoires entiers par des puissances extérieures.
Cette histoire se lit aussi chez William Kentridge qui offre une vision paradoxale ; au creux d’un décor désolé défilent des processions joyeuses ou en souffrance, éplorées et habitées. Un cortège macabre pour repousser la mort mais qui la reconnaît aussi. Toujours aussi efficace, son art qui mêle spectacle, animation et musique déploie sur huit panneaux une œuvre forte, profonde et réjouissante. Les frontières, la misère et la fuite restent des questions d’actualité, un prisme à travers le continent africain se donne malheureusement à voir, portant dans ces exils le poids d’un développement économique parasité par des intérêts contradictoires et des instabilités croissantes. Leila Alaoui, jeune photographe disparue suite aux attentats de Ouagadougou est représentée à travers une vidéo poignante de témoignages de ces migrants condamnés du désert sub-sahariens, dont la voix résonne avec force sur des plans fixes successifs.
Des frontières qui renvoient en négatif l’enjeu principal de cette exposition ; faire émerger une ville fictionnelle, peuplée d’œuvres d’artistes parfois très éloignés mais qui n’en cohabitent pas moins avec un même désir d’en évoquer la construction possible. À travers la communauté qui en émerge, le spectateur est ainsi invité à l’habiter, le temps d’un voyage dans l’inconnu, à faire corps avec elle et la peupler pour pouvoir, à son tour, se l’approprier. Les couleurs explosives des photos de Franck Abd-Bakar Fanny font face aux clichés sobres et sentimentaux d’Ala Kheir qui explore le Khartoum de son enfance, ville alors bouillonnante aujourd’hui désertée et d’Akinode Akinbiyi, qui traque les mouvements et évolutions de la ville, attaché à y retrouver, par endroits, les souvenirs de son enfance. La sensibilité romantique et au bord du désenchantement des buildings métaphoriques dont les fenêtres sont autant de miroirs de Joël Andrianomearisoa fait elle écho à l’enfermement de l’artiste Jean Lamore au sein de son propre atelier, Purgatory Theorem, cellule anonyme et secrète au cœur de la ville.
Moataz Nasr, avec The Minaret, tente, quant à lui, de faire vivre une possibilité de croyance et d’amour universels ; au cœur d’une structure simple et minimaliste vibre une lumière douce qui rappelle que s’il faut la repenser, la société des hommes se construit sur des croyances, des mythes ou, à tout le moins, des idéaux communs. Face aux religions qui s’approprient la valeur symbolique du corps des femmes et en décrètent les conditions de mouvements, deux femmes artistes en récupèrent la jouissance. Autodidacte, Safaa Mazerh élabore des photographies magnétiques de femmes habitées, corps ambigus entre transe lascive et prisons qui les assignent au supplice. À quelques mètres dans l’exposition, le burlesque amer de Fatima Mazmouz reprend les codes de la virilité macho et des super-héros en les transposant sur un corps de femme, enceinte et suractive, occupée à manger des cerveaux et à se greffer un visage de poupin sur le ventre. La vidéo, délirante et joyeusement délurée ne cache pas son engagement féministe ; la « Super-Maman », héroïne de bac à sable, multiplie les courses et les exploits dans un monde à sa portée, un jardin dans qui semble en figurer les limites, sur un rythme d’enfer.
En plus du plaisir de découvrir de nombreux artistes peu connus en France, la modernité et la subtilité de cet accrochage qui cache dans chaque recoin une surprise se fait débordante, bruissante, enthousiasmante sans verser dans l’explosivité factice. On dépasse finalement le regard « sur » l’Afrique pour toucher des regards « de » et « depuis » l’Afrique. Plus encore que de la ville, plus encore que de l’Afrique, cette exposition très réussie parvient, avec une douceur qui n’a d’égale que sa détermination à décloisonner les perspectives, à nous parler de la place des hommes et des femmes dans la cité, de la place de chacun face à l’autre, face à son histoire et surtout dans sa capacité à intégrer et déborder l’histoire de tous.