Aline Bouvy — La Ferme du Buisson, Noisiel
Aline Bouvy réactive à la Ferme du Buisson son exposition Le prix du ticket, un projet sculptural plein d’humour et d’invention qui joue avec les codes du parc d’attraction pour en souligner les tensions organiques. Et les nôtres.
La science d’abord avec des composés chimiques sous-tendus par les cachets et pilules monumentalisés disséminés au sein du parcours. Les émotions premières ensuite ; la peur contenue dans un visage monumental à la grimace marquée hurlant une bande-sonore composée de cris de toute nature, le rire dans la parodie du travestissement avec de superbes costumes à enfiler ou à observer parader dans l’espace.
Le besoin vital de s’alimenter également avec la formule magique élaborée par les fast-foods dont une salle est reproduite en sculpture, prenant bien soin de repousser hors de la vue ses rejets, déchets et excédents ; l’évasion imaginaire n’a pas besoin d’être rappelée à son ancrage terrien. Le vice enfin, ou à tout le moins la malice avec une installation faite de miroirs sans tain jouant le double rôle de cabine de soulagement et de cabinet de surveillance permettant d’observer les déambulations de ses pairs. Un concentré jouissif et polyphonique d’éléments qui permettent à l’artiste d’embrasser, sans s’y réduire, une multitude de directions et de problématiques afférant à la codification de nos espaces de loisirs, leur emprise sur nos imaginaires autant que les moyens de s’en libérer.
Car des tentacules de lois économiques à l’origine de la multiplication d’espaces de loisirs destinés à maintenir leurs visiteurs ouverts à la consommation en passant par le pouvoir de représentation hygiéniste et moral du corps qui les accompagne, le jeu se révèle plus dangereux que prévu. Et le prix du ticket figurant le titre de l’exposition n’est peut-être pas celui de l’entrée mais bien de la loterie ; à quel prix s’élève le bonheur du « divertissement » et que laisse-t-on précisément dans cette recherche d’ailleurs ? Et que peut-on gagner ?
La possibilité, peut-être d’inventer soi-même ses désirs, de fuir les normes pour se fixer les siennes. D’emprunter peut-être ces costumes magnifiques qui pendent à la manière des tenues de travail de mineurs et d’assumer l’ambiguïté de leur injonction ; puisqu’il faut s’amuser, autant se plonger tout entier dans le corps de cette écrevisse qui nous tend les bras, devenir cette méduse qui nous effraie… À portée de main, ces autres mondes possibles se superposent, se confondent ; Aline Bouvy les fait cohabiter pour ce qu’ils sont, des possibles qui ne peuvent se réduire à une lecture moralisante. Elle-même impliquée dans le parcours, les doubles de son corps sculptés sont à lire, au choix, comme des serviteurs, des clowns ou des ennemis. Une trinité familière du carnaval, qui renverse les idoles ; mais dans ce cas-là, nul déguisement, le renversement des valeurs ne masque pas son sujet et en fait le lieu même de l’indétermination.
Et c’est là la force de cette exposition qui ne perd jamais de vue l’intelligence et le décalage pour souligner l’ambivalence de nos choix, la nécessité du loisir, sa force de création et de plaisir autant que les risques encourus à les confier à des entreprises marchandes. Et décline enfin, à travers toutes les étapes de son parcours, la question du plaisir des corps. Si la société de surveillance tend à aliéner nos désirs en s’appropriant nos corps, l’artiste semble lui répondre en instillant dans les codes de la machine de consommation une sensualité singulière. Sans lui imposer une forme ou l’enfermer à son tour dans des représentations, elle invente un érotisme libre, fluide en ce sens qu’il se lit autant qu’il s’échappe, libre, impétueux et ne se donne que par touches ; le visage monumental s’achève en une morphologie anthropomorphe immaculée, les doubles de l’artiste nue nous toisent, bravaches et rigolards, un paquet de mouchoirs est à disposition dans cette cabine qui nous tient à l’abri des regards, des cachets de drogues de synthèse (entre autres) dessinent un sentier dans l’exposition.
Un dernier pied-de-nez à porter au crédit de cette réflexion joyeuse et vivante autour de l’attraction ; s’agit-il d’un appel à s’en guérir ou de s’y épuiser, toujours armé de pilules donnant la force de continuer ? Au visiteur de se faire son idée mais il lui paraîtra certain que toutes les voies qui s’offrent à lui porteront leur part d’effroi ; à lui alors de s’aventurer dans ce chemin sinueux pour décider, en conscience, du prix qu’il est prêt à payer pour s’y perdre. Et s’acquitter ainsi de la rançon du plaisir.