Arnaud Labelle-Rojoux — Galerie Loevenbruck
Depuis les années 1970, Arnaud Labelle-Rojoux promène son humeur badine et cinglante sur la production d’images et d’idées d’un monde rendu bien souvent à la seule communication qui en émane. Avec un aplomb et une constance inoxydables, il a su préserver sa formule efficace de diseur en aventures jubilatoires de tout raccourci rebattu et continue d’inventer autant que de se réinventer comme en témoigne sa dernière exposition à la galerie Loevenbruck.
Passé par la performance, l’installation et la mise en scène avec un goût pour le contrepied et un appétit pour la liberté des formes et des idées presque programmatique tant il reste en marge des catégories et son travail rétif à toute réduction formelle, lui-même reconnaissant à demi-mot son incapacité à résumer son œuvre autrement qu’avec les manifestations qu’il engendre. Un art du faire en quelque sorte qui, s’il s’est nourri d’une multitude de « sous-culture », dépasse toute acceptation d’un dualisme réducteur. Ici tout s’emmêle, l’histoire de l’art fait la leçon à la Pop, les caricatures se baignent dans la littérature, les mots crient leurs horreurs avec un maniérisme secret, les recherches formelles se cristallisent en une loufoquerie baroque.
Un kaléidoscope sans far qui met à nu la complexité même de la réalité que recouvre le mot « culture », qui n’a de cesse de faire battre sa mesure toujours changeante dans ses formes. Avec Arnaud Labelle-Rojoux on file donc au fil des passions de l’artiste, s’accrochant comme on peut aux éclats et aux fulgurances de ses créations, partagées depuis 2003 par la galerie Loevenbruck qui le montre régulièrement et donne au public, à l’image de cette dernière exposition, un rendez-vous toujours sidérant les quelques choses qu’il semble avoir à nous dire. Ici, la mise en scène frontale empile les strates criant leurs singularités, leurs bizarreries. Les couleurs vives, toujours employées avec un appétit pour le contre-feu, emportent le regard d’un côté l’autre pour mieux couper son souffle, pour mieux faire haleter le rythme de sa course. Chaque recoin fait appel et sature à son tour le message pour inverser l’émetteur et faire de la cacophonie le propos même d’une recherche qui rejoint de la sorte son milieu naturel.
Le public devient la cible joyeuse d’une attaque en règle ; détendons-nous donc, comme il nous y invite en 1999, « ce n’est que de l’art ». Ni plus ni moins. Même si l’on tombe souvent, avec, lui, du côté du plus, de la générosité et de l’abondance, il y en aura pour tous, pour tous les goûts et toutes les chapelles, s’appliquant pourtant toujours, dans ses compositions à ne jamais disparaître. S’il est ici largement question de la mort, rien ne fond non plus dans l’œuvre d’Arnaud Labelle-Rojoux, tout ricoche et l’image flatteuse d’une peinture décorative vient contrebalancer un amas enchevêtré de coups de pinceaux féroces. Carnaval, rites sacrificiels, nécrologies et promesses de ripailles émergent par soubresauts, la graphie rebondit sur l’image, s’y noie sans jamais se répéter, variant les angles, les distances entre les caractères pour imposer le rythme toujours vivace du train débridé de sa pensée.
Le porcin masqué semble tout aussi prêt à en découdre avec nous que le corbeau perché ; sous le regard serein d’un Karl Marx installé sur un panneau de manifestation, d’autres idoles gisent, à leur crépuscule mais ne manquent pas pourtant l’occasion de s’affirmer dans cette manifestation immobile, dont la multitude de socles pourrait bien indiquer la volonté de rester plus longtemps encore à leur place. Le temps leur aura donné raison. En période de confinement, on aura retrouvé depuis l’extérieur de la galerie la référence duchampienne essentielle de cette œuvre à Etant donnés, offerte à la vue comme un diorama confiné derrière la vitrine. Les yeux convulsent, les bouches béent. Entre désir et délire, entre Spinoza et Duchamp, l’étalage érudit et sans manière de l’artiste se traduit comme à son habitude en association constructive. Sa multitude de propositions au sein de cette dernière exposition reflète ainsi le paradoxe initial de la série de peintures éponymes ; des formats très réduits dont la contrainte a su amener, par le geste « automatique » à épouser le champ élargi de son imaginaire d’enfance.
Xavier Boussiron, qui partage pour ce projet l’affiche propose une vidéo compilant une multitude de saynètes tournées en plan fixe, maquettes miniatures d’allégories d’un récit dont les indices se distillent au rythme lascif d’une bande-son minimaliste. Installé dans l’intimité confinée d’un joueur de guitare pensif, le temps défile en adoptant en un flux saccadé par les apparitions de l’idée. L’outil de diffusion, célèbre amplificateur de guitare de la marque Orange devient décor et forme esthétique majeur d’une œuvre qui accueille à son tour les protagonistes d’une histoire elle aussi régressive qui souligne plus encore la force du geste d’Arnaud Labelle-Rojoux.
Ainsi associé à ses apostrophes habituelles à nos propres états d’âme, l’imaginaire de l’enfance nous convoque à une valse d’émotions et de souvenirs intimes, faisant de chaque rectangle de toile la silhouette d’un miroir détraqué où notre propre finitude, notre damnation existentielle, deviennent monnaie d’échange de sentiments qui, dans leur partage, nous donnent accès à l’éternité. Quelle meilleure manière de quitter cet épisode de « passion triste » et de rejoindre ce à quoi Spinoza en « appelait » dans son Ethique, la liberté ?
Guillaume Benoit
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