Djabril Boukhenaïssi — Interview
Evanescentes et incandescentes, les toiles de Djabril Boukhenaïssi marquent immédiatement par l’intensité sourde de contrastes étouffés. Lauréat du premier Art & Environment Prize décerné par Lee Ufan Arles et la maison Guerlain, le jeune artiste diplômé de philosophie et des Beaux-Arts de Paris élabore un œuvre hautement sensible qui formalise la fragilité et l’ambiguïté de notre rapport au réel. Il revient avec nous sur son parcours et les sphères d’influence qui fabriquent son travail.
Hautement conscient des enjeux théoriques de la phénoménologie mais à rebours de tout dogmatisme, son œuvre trace sa propre ligne de fuite dont les soubresauts retrouvent, par le geste, les fondamentaux de liens insécables entre apparition et disparition, entre suspension du temps et écoulement de la durée. Peintre et graveur, il joue de la réminiscence et de l’émergence, évoquant les biais de la sensation brute comme la matérialisation de l’intangible. Son œuvre convoque ainsi un romantisme assumé (une série de ses premières œuvres embrasse la poésie de Rilke et Novalis) dont il semble expérimenter les variations sensibles où matières et techniques forment une synthèse vaporeuse de liquide et d’acide qui fait littéralement vibrer ses sujets d’une intensité proche de la combustion.
Comment définiriez-vous votre approche de la peinture et qu’est-ce qui a présidé à votre entrée dans cette pratique ?
J’ai toujours dessiné et la peinture est venue assez tôt grâce à un professeur de dessin qui m’y a initié lorsque j’étais adolescent. J’ai ensuite persévéré avec une admiration infinie pour Léonard de Vinci que j’allais voir au Louvre tous les week-ends. Je voulais maitriser les outils techniques de la peinture à l’huile. Lorsque je suis rentré aux Beaux-Arts de Paris, j’ai naturellement continué dans cette voie. C’est seulement en 2ème année que j’ai découvert la gravure et que je l’ai imaginée comme pouvant être une pratique majeure dans mon travail.
En quoi la pratique de gravure influe-t-elle votre peinture et inversement ?
Ces deux pratiques n’ont pas d’implications entre elles pour le moment. Au contraire, j’ai souhaité penser les images avec les moyens qu’offre la gravure, et non à produire le prolongement des peintures en gravures. C’est l’écueil qu’on rencontre souvent dans le domaine de l’estampe, et particulièrement lorsqu’il s’agit d’abord de peintre qui la pratique : la gravure est pensée comme un moyen de démultiplier, pour des raisons souvent économiques, un travail de peinture. La gravure est alors rarement pensée comme un outil à part entière. Je pense que c’est une erreur et qu’il faut chercher à travailler la gravure avec les moyens plastiques qu’elle offre et qui sont, au demeurant, infini.
La disparition, au cœur de votre travail, pourrait tout aussi bien être lue par le spectateur, comme au contraire un processus de resurgissement, un retour évanescent du souvenir dans le brouillard du présent. Cette dualité constitue-t-elle une ambiguïté sur laquelle vous souhaitez jouer ?
C’est certain, mais j’essaie de travailler cette question à travers l’idée du souvenir volontaire plutôt qu’involontaire. Il s’agit d’essayer de rendre sensible cette notion clignotante d’apparition et de disparition à partir d’expériences phénoménologiques. Comprendre comment nous reconstruisons sans cesse nos souvenirs et essayons de construire notre présent à travers eux. C’est une expérience commune, simple et universelle. Nous mobilisons sans cesse nos souvenirs, nous les reconstruisons, les déformons et les tenons pour vrais. Les motifs mobilisés semblent apparaitre et disparaitre, c’est selon, comme dans le tableau de Caspar David Friedrich, Plage de la mer dans le brouillard (Meeresstrand im Nebel) où on ne saurait dire si la barque s’approche de la rive ou s’en éloigne :de cela, c’est au spectateur de décider.
La pratique du portrait tout comme la décision de mettre en scène des sujets engage votre propre biographie. Avez-vous besoin de composer autour de votre expérience personnelle et la proximité affective participe-t-elle des effets que vous souhaitez imprimer sur la toile ?
Le rapport biographique m’intéresse peu. En effet je pars d’expérience qui ont eu lieu dans ma vie personnelle, mais j’essaie d’évacuer cette dimension dans les tableaux. Pour autant, je pense qu’il faut toujours partir de quelque chose de vécu, fut-ce une maigre sensation, mais je ne cherche pas à spéculer sur les tableaux, c’est le rôle de la philosophie ou de la critique, qui est fascinant et avec lesquels je travaille constamment par ailleurs, mais je suis convaincu que ce n’est pas ce qui doit présider à la fabrication des images.
En ce sens, l’histoire, la mythologie ou tout autre domaine plus extérieur et par conséquent moins subjectif peuvent-ils servir de modèles à vos travaux ?
L’histoire, oui, dans la mesure où j’essaie de regarder de près comment certains motifs ou figures sont apparus dans l’histoire des images et de la pensée, afin de savoir s’il est justifié de les convoquer à nouveau pour les mettre en tension avec des problématiques contemporaines.
Vous dites beaucoup d’une vision du monde, d’une pudeur du jugement à travers des sujets qui n’ont rien d’explicitement sociétaux. L’émotion, le pas de coté s’imposent-ils comme des biais nécessaires pour partager l’image que vous peignez de notre condition ?
C’est vrai, mais probablement parce qu’il s’agit dans les tableaux dont vous parlez d’une série qui s’est composée à partir d’événements intimes. Ce premier vrai projet depuis ma sortie de l’école m’a amené à travailler des moyens techniques, notamment l’apport du pastel sur la peinture à l’huile qui me permet aujourd’hui d’envisager d’autres sujets qui sont peut-être plus ancrés dans des préoccupations contemporaines et de société. Mais le « pas de côté » reste un invariant. On ne peut pas faire autrement, sinon c’est l’échec systématique. Le « pas de côté », c’est-à-dire l’approche qui consiste à travailler un sujet autrement qu’à travers un rapport frontal, démonstratif, c’est d’une part le moyen d’éviter la position de surplomb que l’artiste n’est pas légitime à tenir (contrairement au savant par exemple), mais c’est aussi ce qui garantit que l’artiste ne prend pas le spectateur pour un imbécile en lui assénant des vérités qu’il connait déjà.
Parmi la somme d’influences lisibles dans votre travail, une part considérable semble tenir à l’impression, à la touche et à la matérialité même de la peinture. Quelles figures continuent de vous influencer et peut-être de résonner dans votre travail ?
En peinture, Odilon Redon, mais aussi Caspar David Friedrich, et surtout dans le travail que je suis en train de réaliser en ce moment à Arles, dans le cadre de la résidence Lee Ufan Arles, sur la disparition de la nuit. En gravure, c’est Charles Meryon qui m’occupe beaucoup en ce moment. Quant aux impressions, c’est surtout un certain rapport à la lecture, car c’est toujours ce qui me reste de mes lectures. Je ne me souviens que rarement du récit, du nom des personnages impliqués, mais c’est toujours des impressions que je surligne, et c’est aussi cela qui semble rester en moi.
Vous venez de recevoir le prix Art & Environnement, cette liaison entre la pratique artistique et une conscience d’enjeux englobant les dimensions politiques, sociales et biologiques a-telle toujours figuré dans votre pratique ?
Non, précisément parce que ce sont des sujets complexes, et qu’il faut du temps pour les aborder. Je travaille sur la disparition de la nuit depuis ma sortie de l’école, mais je n’ai pas su comment avancer depuis cette année-là, où j’avais réalisé un cycle de gravures lié aux Hymnes à la Nuit de Novalis et aux Poèmes à la nuit de Rainer Maria Rilke. Ce prix est l’occasion pour moi de poursuivre ce travail laissé dans les tiroirs, et je commence à comprendre que c’est ce qui va m’occuper pour les prochaines années.
Quels projets d’expositions avez-vous pour les mois à venir ?
Il y aura en mars prochain une exposition personnelle à la galerie Sator1, puis cet été l’exposition sur la nuit à Lee Ufan Arles. En 2024, il y aura des nouvelles gravures réalisées sur la tragédie du 17 octobre 1961 qui seront exposées au musée de l’histoire de l’immigration, puis une nouvelle exposition personnelle dans une galerie à l’étranger.
1 Djabril Boukhenaïssi, Phalène, galerie Sator, Komunuma, 43 rue de la Commune de Paris, 93230 Romainville, du 03 mars au 20 avril 2024.