Entretien — Albert Palma
Albert Palma aurait pu être un personnage de roman. Il fait en tout cas ces jours-ci l’objet d’un essai poétique, signé de la plume du philosophe Jean-Luc Nancy (Quand tout arrive de nulle part. Sur l’œuvre d’Albert Palma). Les caves voûtées de la galerie 24B présentent à cette occasion ses récents dessins à l’encre, auxquels sont accolées d’autres créations plus anciennes.
De ses encres, réalisées souvent pendant de longues semaines, se dégagent des paysages abstraits. Telluriques, minéraux ? On ne sait jamais quel lien au réel entretiennent les formes de Palma. Ce que l’on saura si l’on s’y penche est qu’elles parlent toujours du plus petit souffle qui fait vie. Que le nano change d’échelle jusqu’à ce que l’œil trouve du familier, soit. Les questions du reste sont souvent les mêmes et reviennent souvent : serait-ce une montagne, penchée au loin ? Quelques touffes d’herbes balayées par le vent ? Amoncelés, les traits finissent par former une masse, dense et belle, un relief où vient se jeter la lumière. On ne saura jamais si Palma est un abstrait ou un figuratif… C’est heureux. L’énigme alimente le plaisir et ses encres n’assèchent jamais le regard. Rencontre.
Léa Chauvel-Lévy : Vous présentez aujourd’hui une série de dessins à la plume réalisés à différentes périodes de votre vie, pourriez-vous nous dire comment vous avez opéré la sélection ?
Albert Palma : De la façon la plus logique et simple, nous avons privilégié mes dessins composés récemment, au cours de l’année 2014. Ils représentent l’essentiel de cette exposition. Quant aux autres, ils ont été composés pour la plupart en 2010, lors de ma période « quignardienne », laquelle a été une étape importante de mon évolution graphique. Les commissaires de l’exposition, Baldine Saint Girons et Aude Goullioud, tenaient à mettre en regard ces deux périodes, sacrifiant la période dite « bauchalienne », car elle venait d’être entièrement exposée au musée de Louvain-la-Neuve. Comme vous le voyez, mon travail est très lié à la littérature, et ma dernière période, actuellement exposée, est relative à ma lecture des écrits sur l’art de Jean-Luc Nancy.
Lorsque l’on observe vos dessins, selon le champ que l’on prend et le regard que l’on choisit de laisser flotter ou non, on peut associer votre création à de l’abstraction mais aussi à de la figuration. Vous situez-vous à la lisière ? Serait-ce une démarche consciente ?
J’espère qu’il s’agit-là d’une démarche consciente, ce qui ne veut pas dire que j’en suis le seul auteur. Ma démarche me semble toutefois délibérée, car j’ai bien conçu le projet de porter la figuration aux limites de l’abstraction, et même au-delà ! cela paraît présomptueux, hélas. Faut-il être fou pour chercher la forme au-delà de la forme, et d’en appeler à se perdre dans une sorte de kénose à l’échelle humaine.
En 2003, vous croisez la route d’Henry Bauchau qui vous dédicacera plus tard sa Pierre sans chagrin, dans quel contexte le rencontrez-vous ?
Je lui avais adressé une lettre de lecteur admiratif de son œuvre, comme une bouteille jetée à la mer, ayant peu d’espoir à vrai dire d’obtenir une réponse. Il m’envoya dans la foulée une lettre admirable et émouvante. Permettez-moi de revenir aux racines de ma correspondance avec Henry Bauchau. L’activité de copiste a joué un grand rôle dans le développement de mon travail, elle est à l’origine de mes dessins. Dès l’adolescence j’étais fasciné par le monde du copiste médiéval, son scriptorium, ses parchemins, ses encres et ses calames, par l’atmosphère de concentration silencieuse qui préside à l’ouvrage, soulignée par le seul crissement de la plume, que je n’entends plus et qui me manque. Parallèlement à cette attirance exercée par un monde prédisposant à la première forme de méditation que j’ai découverte, s’est peu à peu développée ce que j’appellerai la fonction heuristique de la copie. J’aimais, j’aime toujours, copier certains passages des textes que je lisais, et m’apercevais que la copie m’aidait à approfondir ma lecture, me révélait des subtilités celées jusqu’alors, et dans un second temps heuristique, la copie me mena à la composition d’images révélées par l’acte même de copier. La lecture des poèmes de La pierre sans chagrin d’Henry Bauchau fut un énorme déclencheur de mon activité de dessinateur, d’autant plus que ces poèmes étaient liés à l’abbaye du Thoronet et me plongeaient dans l’univers cistercien en me poussant au pied du scriptorium. C’est ce qu’Henry Bauchau m’avait annoncé dans sa dédicace oraculaire de La pierre sans chagrin : « À Albert Palma, ces pierres du temps et de l’événement futur ». Que voulait dire cette évocation d’un événement futur, qui me laissait alors perplexe ? Je compris plus tard qu’il s’agissait, pour ma part, de mon entrée dans le dessin. C’est un événement merveilleux, Claude Mouchard a eu raison d’écrire que « Par le poème, il y a des événements qui ne cessent plus d’arriver ».
Plus tard vous ferez la rencontre, là aussi fondatrice de Pascal Quignard, pouvez-vous nous parler de lui ? Quels seraient les textes qui vous auraient inspiré, que vous mettriez en perspective avec vos travaux ?
À l’origine de cette rencontre, ce sont Les Cahiers du Trait qui m’ont proposé de collaborer à un ouvrage collectif de graveurs autour d’un texte inédit de Pascal Quignard, intitulé -Re, sur le thème de la répétition. Ayant réfléchi à ce thème depuis ma fréquentation des dojos ou l’on ne cesse de le ressasser à travers les katas, la pertinence de cette proposition ajouta à mon bonheur de vieux lecteur de Quignard, lequel bonheur allait vite se commuer en un autre événement majeur de mon activité artistique. Je rencontrai donc Pascal Quignard à l’atelier « La zone opaque » après lui avoir envoyé, non sans quelque anxiété, mes premières études. Il y avait répondu de la façon la plus exquise : « … votre envoi est splendide. Tout à voir. Rien à Re-voir…. » C’est dans cet atelier, au cours d’une soirée mémorable, qu’il décida d’écrire, selon son mot, une « légende d’Albert Palma », et de m’inviter à faire une grande exposition au musée de la Sénatorerie de Guéret en 2010. Cette « légende » parut dans Les cahiers de Chaminadour, puis dans Geste et Khôra, beau-livre dirigé par Frédérique Villemur. Parmi ses écrits qui m’ont inspirés citons Vie secrète, La barque silencieuse, Boutès, Les tablettes de buis d’Apronenia Avitia, Les Ombres errantes.
Vous dites souvent « La main prend la parole ». Que dit-elle ? La littérature fait partie de votre existence, de quelle manière s’inscrit-elle dans votre pratique du dessin ?
La littérature est bien l’omphallos sur lequel reposent mes dessins. Henry Bauchau acheva un jour une lettre qu’il m’adressa en ces termes : « Je suis votre ami dans le naturel de la main ». Les pouvoirs de la main me semblent représenter l’intégralité du corps-esprit, faire le lien entre le dicible et l’indicible, donner vie à la lettre. L’exercice corporel de la « lectio » passe nécessairement par la main. Baudelaire ne prisait-il pas « la phrase qui ressemble à un geste » ? Je citerai enfin Bachelard : « Dès que la main prend part à la fabulation, dès que les énergies réelles sont engagées dans une œuvre, dès que l’imagination actualise ses images, le centre de l’être perd sa substance de malheur ».
Vos dessins semblent parler d’une forme de stabilité, mais inspirent aussi le mouvement. Est-ce une dialectique qui anime votre travail ? Entre mouvement et ancrage ? Vous avez un parcours passionnant, long, riche qui est assez constitutif de votre travail, vous avez notamment vécu au Japon et êtes maître en Shintaïdo, en quoi cela interfère, croise, nourrit votre pratique, votre création ?
Le rapport du plein et du vide est une des découvertes essentielles que j’ai faite, non seulement dans le domaine pictural ou scripturaire, mais aussi dans celui de l’anthropologie du geste (auquel la lecture de Marcel Jousse m’a d’abord initié) vers lequel m’ont menées mes études des katas dans un dojo japonais, durant dix ans. Ce rapport est à mon sens directement lié au mouvement et à l’énergie qui l’anime, car c’est le mouvement intelligé par l’articulation du kata qui va l’ordonner et le structurer. Le kata fonde ce que les japonais initiés à la Geïdô, la Voie des arts, nomment yohaku, qui est à la fois le rapport du trait à l’espace vide et celui du geste à l’espace-temps (le fameux “ma”). Le kata est le geste qui fait passer de l’agitation au mouvement, geste qui élimine les gestes superflus ou inappropriés, favorisant ainsi le substrat du « ma », qui est la pondération, c’est-à-dire le fait de porter son juste poids (sa gravité) au bon endroit et au bon moment. Il régule également le rapport intérieur/extérieur par affinement de l’expression.
Jean-Luc Nancy publie ces jours-ci un beau texte 1 sur vous. Quels sont les passages qui vous touchent en plein cœur, et qui parlent de votre travail aussi bien que vous pourriez en parler ?
Jean-Luc Nancy, comme Baldine Saint Girons ou Aude Goullioud, parlent de mon travail bien mieux que moi ! Je ne puis rien mettre de côté de ce texte, où chaque mot compte. Je relèverai toutefois les passages suivants. « Son infinie patience à tracer, à suivre la ligne en tous ses retours, à dévider ou enrouler sa pelote, à tresser, tisser, filer, tréfiler, défiler, est une leçon d’art c’est-à-dire de teknè, de savoir faire qui sait faire tout court, non pas faire ceci ou cela, mais faire pour que ça se fasse… » « S’il vient ici des montagnes, des mers, des feuilles ou des branches, des éclairs ou des peaux, des tissus, ce n’est que par rencontre avec vos souvenirs, vos impressions, vos songeries, mais sa main pour sa part ne rencontre que l’espace, l’étendue sous elle couchée, contre elle tendue, et dans cette tension les présences infinitésimales qui obligent, qui demandent attention, précaution, considération…»« Son nouveau monde toujours plus vierge, toujours plus inexploré, le monde qui se fait de seulement se faire dans la patience éclatante du départ incessant, dans l’attaque et le coup tant retenu que porté, le glissement et le tressautement de plus de signes que n’en demande la plus abondante parole — et lui silencieux n’écoutant aucun bruit du monde, obstinément penché sur cette taille de silex… »
Informations pratiques : Albert Palma, Le Fond de l’aube, du 26 mars au 18 avril 2015 — Galerie 24b, 24 bis, rue Saint Roch, 75001 Paris
1 Jean-Luc Nancy, Quand tout arrive de nulle part. Sur l’œuvre d’Albert Palma. (Manucius, printemps 2015)