Entretien — Clémence Torres
Rencontre avec Clémence Torres, qui, programmée dans le cadre des Modules jusqu’au 3 septembre, déploie au Palais de Tokyo son univers à la lisière d’un minimalisme poétique. Sous la solennité du métal, transparaît l’expérience du corps à l’ouvrage.
Paloma Blanchet-Hidalgo : Vous dites aborder « la sculpture comme un mode de déplacement. » Comment avez-vous appréhendé l’espace insolite des Arches Wilson du Palais de Tokyo ?
« Clémence Torres — Dans le vide, l’horizon disparaît », Palais de Tokyo du 15 juin au 3 septembre 2012. En savoir plus Clémence Torres : La hauteur de plafond, l’irrégularité des sols et des murs, ainsi que la beauté des façades conservées m’ont incitée à travailler sur la perception physique du site. Elle se construit par rapport aux verticales, aux jeux de miroirs et aux découpes d’une architecture complexe présentant de nombreux niveaux. Le titre de l’exposition Dans le vide, l’horizon disparaît, emprunté à un entretien de Claude Parent et François Letaillieur, est en cela significatif. Selon les théories architecturales de Parent, aucune horizontalité n’est possible. De fait, le sol des Arches Wilson est irrégulier ; il n’y a pas de référence claire. Le spectateur, physiquement sollicité, est alors convié à différents points de vue. La perception visuelle est quant à elle élaborée selon un schéma minimal, récurrent dans mon travail, qui varie entre ma hauteur de regard, à 157 centimètres, et ma propre hauteur, à 168 centimètres.Vous poser comme système métrique de référence est donc un moyen de replacer le corps au centre de la sculpture.
Oui. Le but n’est pas ici d’acter en tant que modèle, mais plutôt de donner un repère que le spectateur est libre de prendre en compte ou non. Daria de Beauvais, commissaire de l’exposition, évoque le Modulor de Le Corbusier comme une référence propre. J’y vois pour ma part un jeu de différenciation avec le spectateur, un dialogue entre un corps-mesure, le corps du visiteur et l’espace d’exposition.
Vous confiez votre admiration pour Robert Morris. Mais vos constructions proposent des interactions, loin de l’auto-référentialité minimaliste.
Au-delà de la simplicité des matériaux et du rapport physique aux œuvres qui caractérisent le minimalisme, c’est le rapport aux autres qui m’intéresse. Mes constructions sont entièrement tournées vers le spectateur. Miroirs, tensions et équilibres participent d’une même volonté de traduire les liens entre individus.
Esthétique industrielle et imperfection humaine cohabitent dans vos pièces. Quel équilibre entre l’objet en apparence manufacturé et le geste d’art ?
Il y a en effet cet équilibre entre, d’une part, la froideur de matériaux empruntés à l’architecture, le graphisme de la ligne, toujours précise, ou le jeu des plaques de miroir en tension, dangereuses et spectaculaires dans leurs inclinaisons, et, d’autre part, ma volonté d’intervenir sur les œuvres. Je souhaite tout réaliser moi-même, jusqu’aux livrets, dont je choisis le papier, les polices de caractère, et dont, parfois, j’ai la chance de faire les impressions.
L’édition est-elle un moyen de faire parler des volumes qui se présentent comme muets, d’opérer une conversion du regard ?
Oui ! Mes sculptures peuvent paraître très sourdes. Pour cette exposition au Palais, je présente un manuel de voyance dont l’humour permet un décalage avec des constructions à première vue solennelles. L’écriture constitue souvent le point de chute de mes propositions. Elle n’est pas encore intégrée aux installations mais elle a toujours eu une part dans mon travail, sous forme d’affiches ou de livres. Si le lien unissant livrets et installations est complexe, le processus de travail est similaire. Il s’agit de deux pratiques complémentaires visant à explorer le temps et l’espace. Le mot est un matériau en lui-même ; les termes sont précis, méticuleux, et la mise en page recherchée.
Vous présentez pour la première fois une installation composée d’instruments d’observation en verre. Peut-on lire une forme d’ironie dans cette transparence ?
Je me suis intéressée à l’objet en lui-même, à l’outil. J’ai souhaité une homogénéisation et ai donc fait faire tous ces instruments en verre soufflé dans un atelier, puis les ai installés dans une ligne de fuite, toujours à hauteur d’yeux. Un jeu se crée entre la reproduction d’objets dans l’idée d’un vide et les lentilles qui, elles, sont d’origine et bel et bien déformantes. Sans doute judas, loupe et longue-vue transparents révèlent-ils une forme d’ironie. D’une manière générale, l’humour est présent dans ma manière de jouer avec le rapport physique. C’est notamment le cas de Limite propre, une pièce que j’ai réalisée pour le Château de Rochechouart en 2009. J’y recouvrais de liant vinylique neutre un mur de trente mètres de long jusqu’à mes propres limites physiques. On ne pouvait distinguer qu’une pellicule vernie. Une ligne d’horizon floue se dessinait, instaurant un rapport ironique.
Belvédère se confronte à l’absurdité des normes sociales, quel sens prend ce détournement d’objet ?
Les panneaux de verre tiennent la main courante et la main courante, les panneaux de verre. Loin de guider le visiteur, la boucle proposée mène à une impasse, presque totalitaire. De même, l’idée de pouvoir entrer dans un isoloir intégralement transparent est aberrante. Belvédère renvoie aux théories de l’anthropologue Edward T. Hall sur les distances sociales absurdes entre individus. Je m’inspire aussi des pavillons de Dan Graham, des distinctions qu’il opère entre espace privé et espace public. À la différence que Graham place plus l’architecture dans l’espace urbain. D’ailleurs, j’aimerais assez évoluer vers cette pratique et faire ainsi l’expérience d’un rapport d’échelle différent.