Entretien — Laure Prouvost
Lauréate du Turner Prize en 2013, Laure Prouvost a été décrite comme la première Française à gagner le prestigieux prix anglais. Pourtant, cette artiste née en 1978 a étudié à l’Institut Saint-Luc de Tournai, puis au Goldsmiths College, de Londres, où elle vit depuis 15 ans. Son œuvre, comme son discours, se plaît à confondre nos certitudes et se découvre à la galerie Nathalie Obadia, comme à la Fiac, où Laure Prouvost réalise également une performance.
Marie Maertens : Dans vos vidéos, vous construisez des récits, très différents les uns des autres, mais le point commun demeure ce lien entre la fiction et la réalité. La question de la narration est-elle donc au cœur de votre œuvre ?
Laure Prouvost : Au départ, mes vidéos sont pour moi des fictions, mais il est vrai que j’aime laisser planer une ambiguïté avec la réalité car, dans le monde de tous les jours, nous vivons aussi constamment entre les deux. Même si l’on opère une division avec le cinéma, les rêves ou les livres qu’on lit, nos histoires personnelles s’y mélangent. Tout comme notre passé, nous l’inventons, le dramatisons ou l’exagérons. C’est pareil pour les histoires, nous décidons d’y croire ou pas. Par exemple, Wantee est une pièce réalisée en collaboration avec la Tate qui m’avait invitée à répondre à une exposition de Kurt Schwitters. J’ai donc songé à un projet autour de mon grand-père, qui l’avait connu et puis je savais que c’était aussi le motif de l’invitation car ils ne pensaient pas du tout que j’étais une bonne artiste à l’époque ! Cela m’a beaucoup vexée, mais j’ai joué à être la petite-fille de mes grands-parents…
Oui, mais dans le film votre grand-père est décédé dans un tunnel qu’il construit, or dans la vraie vie, il est toujours de ce monde. Vous avez aussi dit qu’il était collectionneur et disposait les toiles qu’il possédait sur l’envers. Cela est-il également de la fiction et comment les choses s’enchevêtrent-elles ?
On ne sait pas… Mais ce que je peux vous assurer est qu’il aime vraiment les belles fesses des tableaux d’Honoré Fragonard et les filles dans l’eau… Quand je débute un projet, je rédige quelques mots comme des notes d’intention, « Je dois faire ceci, cela… », puis je raconte ce qui est autour de moi. J’écris quand je filme car j’ai besoin d’avoir la caméra en train d’enregistrer pour que tout commence à prendre forme. Le montage est ensuite très minutieux, en partant par exemple de 6 heures de films pour arriver à 13 minutes au final, ajouté à un gros travail de voix off car je réenregistre. Parfois, je filme ce que je recherche, comme une personne montant dans un bus, mais cela s’ajoute à un ensemble. Même dans une interview, je peux avoir envie d’immortaliser le micro, vous, et ça me sera utile pour une vidéo que je ferais plus tard…
Toujours dans Wantee, qui par ailleurs vous a fait gagner le Turner Prize, je trouve que vous poussez le pathos plus loin que dans les autres vidéos, avec les grands-parents, la musique… C’est très touchant, voire un peu triste mais tout cela n’est-il qu’un jeu ? Vous avez même dit que la vidéo était un trompe-l’œil d’émotions, voire un spam d’émotions…
J’adore que la vidéo soit un matériel utilisant beaucoup nos sens car l’on est obligé d’être pris dans l’œuvre avec une distance plus difficile à conserver que si l’on regarde un tableau. Je crois beaucoup à la force des images animées et, par exemple, lorsqu’on voit quelqu’un sourire, on a envie de faire de même. Pourtant, la vidéo est toujours en compétition avec la vie et une vraie sensation, comme celle d’avoir du soleil sur la main. On ne l’aura jamais, mais on peut la déclencher en connectant des images, des mots et des sons qui nous font arriver presque au même endroit ou questionnent ce moment. Une vidéo comme Wantee devait être un peu dramatique car c’est au départ abstrait. L’histoire triste de mon grand-père dans un tunnel ne revenant pas renvoie à l’histoire en général, ce qu’on oublie, qu’on cherche et qu’on essaie de découvrir. Tous les grands-parents symbolisent les histoires qui partent tandis que nous restons… Ensuite, chacun en fait ce qu’il veut, rejoignant la question de la perte de contrôle qui, en tant qu’artiste, m’intéresse beaucoup. C’est bien que tout ne soit pas clair et que le spectateur prenne ce dont il a envie, le petit moment qu’il aime et crée son image.
Ne faites-vous par parfois des liens avec l’histoire de l’art, quand vous filmez en disant : « It’s real, it’s not real » (c’est réel, cela ne l’est pas), justement en montrant une fenêtre, qui évoque le tableau comme fenêtre ouverte sur le monde d’Alberti ?
Nous sommes forcément influencés par ce que nous voyons donc mes travaux sont liés à plein de choses, sans que cela soit vraiment conscient. Ce sont davantage des images que je reprends à ma façon, mais je ne fais pas partie des artistes qui mènent beaucoup de recherches. La première partie de mon travail est intuitive et rapide, avant que je ne m’attèle au montage.
En parlant de la vitesse, certains ont fait le parallèle avec Instagram, mais qu’apporte justement cette rapidité d’images dans le travail ?
Je n’ai pas l’impression que cela le soit, car je vois tellement mes images, qu’à l’inverse, cela me semble trop long et je passe tellement de temps à monter qu’à la fin, c’est de plus en plus court… Mais j’aime cette idée d’attraper quelque chose ou de le rater ! Un peu comme dans la vie et, en même temps, cette accélération témoigne de la frustration et du manque d’engagement. Les images qui flashent nous restent en tête, et souvent je fais des temps de pose en noir, afin que visuellement, on puisse créer une autre image soi-même, un peu à la manière d’un négatif. Je ne veux pas trop en montrer ou en dire. C’est à chacun de se faire son histoire et d’ailleurs le principe même du montage depuis toujours. Quand on filme une scène dans une voiture et après dans un appartement, le regardeur a imaginé le trajet dans sa tête, sans le voir…
La rapidité des images n’est-elle pas liée aussi à celle de l’exécution des dessins, comme on le voit dans les vidéos ?
Parfois, je demande à des amis de faire les dessins, donc ce n’est pas toujours moi qui les réalise… Mais j’en exécute néanmoins beaucoup, comme des peintures et à la manière d’un montage, je colle et j’enlève. Finalement, cela revient à avoir un espace blanc et vide au départ afin de réaliser ce que l’on veut, c’est assez similaire à la vidéo.
Dans l’ensemble des travaux, on observe aussi un côté très sensuel, soit avec la matière, soit, notamment dans Swallow, avec la nourriture, la chair et la nudité, mais aussi cette respiration qui s’accélère et ses fontaines dont l’eau jaillit avec vigueur !… Cette vidéo est-elle érotique ?
Tout à fait ! Souvent, on n’ose pas me le dire, mais c’est du sexe ! Le Prix Max Mara m’avait permis d’aller en résidence en Italie et j’avais pensé faire un projet sur les clichés de ce pays et la sensation du soleil. Je me demandais comment les représenter et j’ai voulu une explosion d’émotions tournées vers le sexuel ou le sensuel. J’aime que la vidéo puisse devenir du liquide ou sentir mauvais, qu’elle puisse expulser le spectateur d’une certaine manière. Je suis très vieux jeu et maintenant que j’ai 75 ans…, je trouve que les gens ne touchent plus rien et craignent la saleté et la texture. Je plaisante, car je fais de la vidéo, le médium le plus propre qu’il puisse y avoir, mais ce sont des sensations qu’il me semble intéressant de reproduire, car on a tous léché petits. On a déjà goûté le sol par terre et l’on connaît la saveur de presque chaque chose que l’on voit. Cette chaise de bistrot, cette table, cette bouteille d’eau… Si je la filme, on va sentir le froid et le verre, car nos mémoires nous reviennent. Dans Swallow, je voulais contrôler la respiration de l’audience, comme le film le fait et la prendre dans un rythme qui ne nous laisse plus avoir de distance. C’est aussi un peu par jeu. Toutefois en Angleterre, on ne me dit jamais que c’est un film sexuel.
Dans un autre registre, on peut penser à l’Arcadie de Nicolas Poussin…
Oui, car c’est relié au Grand Tour que l’on faisait en Italie et à l’idée générale de la beauté. Beaucoup d’éléments sont liés dans ce film et, même si un moment est évidemment sexuel, la question est : comment générer des émotions et des sensations avec très peu d’histoire, à l’inverse de mes autres vidéos ? Parfois, la sensualité vient aussi avec de l’agression ou ce qui nous fait peur ou encore des choses plus légères ou drôles, dont je témoignais par cette chanson Ciao Italy, que j’écoutais inlassablement sur place. Souvent une musique accompagne un film, tout comme les gens qui m’entourent à ce moment-là. Par exemple, les naïades sont mes cousines…
Pour rebondir sur le coté humoristique, dans Burrow Me, vous apprenez l’anglais à un Belge afin qu’il soit capable de réciter : Shakespeare, Tolstoï ou l’existentialisme… Là c’est carrément comique !
Oui, c’est mon frère qui n’arrivait pas bien à prononcer l’anglais et je l’encourageais… Je ne sais pas si j’ai beaucoup d’humour dans la vie de tous les jours, mais j’aime qu’il y ait quelque chose d’un peu surréel dans mon travail. Je commets encore plein de fautes en anglais et l’ironie vient souvent avec une forme de frustration ou de dérision d’un système en place. Mais il n’y a pas beaucoup d’humour dans l’art, même si on en trouve peut-être plus en Grande-Bretagne.
Votre travail pourrait être un lien entre l’auto-fiction, très française, et le côté burlesque anglais, presque à la Monty Python…
Il est vrai que le plus anglais dans mon travail est l’humour. Le côté plus dramatique et le fait de créer des personnages qu’on essaie de comprendre, c‘est davantage à la française. Ici, on aime exprimer nos émotions, nos amours et notre psychologie, alors qu’en Angleterre, on parle avec ironie de nos actions, mais on s’analyse moins. De mon côté, l’humour est aussi venu des situations parfois burlesques et l’impression d’être au mauvais moment, au mauvais endroit… On veut tous faire comme si on avait tout compris et on savait ce qu’on voulait, mais on doit toujours jouer un rôle les uns vis-à-vis des autres. Malgré tout, j’ai la chance d’être dans une période où les choses se mélangent, comme la narration et le burlesque, alors qu’à l’époque de l’art conceptuel…
Je trouve très touchant aussi, dans Burrow Me, de voir cet homme seul, sur un caddie, dans des rues vides devant des petites maisons en brique rouge. On a l’impression que c’est tourné dans le Nord de la France et même si cela n’est pas les Frères Dardenne ou Bruno Dumont, on ressent une grande empathie…
Évidemment car je viens de là et, quand j’ai grandi, c’était un moment de dépression dans le Nord, même si maintenant la situation a changé. J’ai connu la fin des grandes familles et des empires industriels et j’ai ce côté flamand en moi. Les choses sortent profondément de là et c’est tout sauf un sentiment de pitié, mais juste la vie. D’ailleurs, j’aime beaucoup ces réalisateurs, même si cela ne m’empêche pas de regarder aussi des comédies américaines.
Aujourd’hui, vous sentez-vous proche d’une famille d’artistes en Angleterre ?
Nous sommes assez liés dans le milieu du film et de la vidéo. L’État est également engagé vis-à-vis de ce médium et des structures comme le centre d’art Lux nous ont toujours soutenus. À mes débuts, j’ai assisté John Latham, qui était un artiste conceptuel et dont on peut retrouver des réminiscences de sculptures dans Wantee. Il a été un peu mon grand père conceptuel, même si j’ai ma famille, avec mon grand-père dans le tunnel et ma grand-mère à l’hôpital car elle a voulu également y aller. Mais comme elle est devenue très grosse en ne mangeant que des chips devant la télé, elle s’est coincée la jambe donc je lui ai concoctée une vidéo karaoké pour qu’elle s’embête moins…
Mais tout cela est de la fiction, n’est-ce pas ?
Je ne sais pas…