Entretien — Mathieu Pernot
Invité au Jeu de Paume et à la Maison rouge, Mathieu Pernot revient avec nous sur les généalogies de ses nombreux travaux. Le premier parcours, La Traversée, s’inscrit dans le temps et présente une sélection de séries réalisées depuis vingt ans. Le second, l’Asile des photographies date de 2010 et a été conçu sur trois ans avec l’historien Philippe Artières autour des archives de l’hôpital psychiatrique Le Bon Sauveur, à Picauville. L’occasion de cerner les démarches d’un photographe qui s’inscrit dans la pure tradition documentaire tout en y injectant de nouveaux codes, très personnels.
Léa Chauvel-Lévy : À la Maison Rouge vous présentez une exposition qui s’est tenue au Point du jour. Vous avez été en effet invité par ce centre d’art à Cherbourg et la Fondation Bon sauveur à travailler sur les archives de l’hôpital psychiatrique de Picauville avant sa transformation et destruction. Quelle a été votre impression lors de la première visite ? Qu’y avez-vous trouvé ?
« Mathieu Pernot — La traversée », Jeu de Paume, Concorde du 11 février au 18 mai 2014. En savoir plus Mathieu Pernot : Nous sommes allés directement rencontrer un infirmier psychiatrique, reconverti en archiviste du lieu. Il avait mis de côté des archives et des images de l’hôpital, il faisait des petits films et avait même créé un département audiovisuel pour la fondation. Nous y avons découvert des images incroyables, intéressantes parce qu’elles nous montraient des choses que nous n’avions jamais vues sur la psychiatrie. Se trouvaient là beaucoup d’usages de la photographie ; cartes postales, albums de famille, diapositives, photos médicales… Il y avait surtout ce qu’on peut considérer comme des chefs-d’œuvres, mais aucun auteur pour en revendiquer la paternité. Cela posait d’emblée la question du statut de ces images et de savoir ce qu’est précisément un auteur en photographie.Des chefs-d’œuvres non reconnus qui seraient restés enfermés dans des cartons… C’est ce que vous pensez ?
Oui, avec ces images on peut tracer une histoire parallèle de la photographie. L’exposition à la Maison rouge commence par un album avec des photographies de ce village de la Manche, en ruine après les bombardements. Au même moment, Robert Capa débarque avec les Américains et photographie également des villages détruits. On peut faire ces parallèles sur plusieurs corpus. Nous avons également trouvé à l’hôpital des images de religieuses. Si l’on connaît le travail de Giacomelli sur les séminaristes en Italie, on en est vraiment très proches. Les images du plan directeur du lieu avant qu’il soit détruit, rappellent quant à elles la logique d’Atget et du vieux Paris. Toute la série des bals costumés fait penser à Diane Arbus lorsqu’elle photographie les fous d’Halloween masqués. On a donc sorti des cartons de cet hôpital des images, non signées, proches d’une histoire classique officielle reconnue de la photographie.
Vous n’avez pas cherché à connaître ces auteurs ?
Non, nous n’avons pas voulu les connaître. Ce qui nous intéressait, c’était la dimension silencieuse de ces images. On aurait pu les retrouver mais je trouve cela beau de ne pas l’avoir fait. Généralement lorsque les photographes se rendent dans les asiles, ils y vont pour montrer le fou et pour vérifier l’a priori que l’on a sur ces lieux violents. Les images, ici, ne pointent pas du doigt le fou. On connaît en revanche l’auteur du film en 16 mm que l’on montre à la Maison rouge. Il s’agit d’une religieuse, passionnée de cinéma, qui filme les moments heureux, dans les dunes et sur un muret en pente, de ces femmes internées qui montrent leurs culottes tout sourire. Le film est muet, il laisse beaucoup de place au silence et à l’imaginaire.
En parlant de silence, passons à l’exposition du Jeu de Paume, où vous présentez une série sur les réfugiés afghans, entièrement recouverts de draps, invisibles. Pourquoi les avez-vous tous photographiés dans cette absence et cette forme d’anonymat ?
J’ai trouvé sur Internet, par le biais d’une association, une image où l’on voyait des réfugiés allongés par terre dans la jungle de Calais et j’ai eu l’impression d’avoir sous les yeux un charnier. J’ai tout de suite voulu travailler là-dessus. J’entends alors parler du square Villemin à Paris que l’on appelle « le petit Kaboul». Je m’y rends, très tôt un matin. J’y trouve ces hommes, tous cachés dans des draps, et je pense à eux comme à des héros contemporains, des Ulysse d’aujourd’hui car ils ont vécu de vraies épopées. Dans le silence, la non-représentation et dans cette présence un peu fantomatique, il y avait quelque chose qui amenait à s’interroger sur leurs conditions tragiques. Ce ne sont pas des images simples à faire. Elles ne sont pas non plus faciles à regarder. Mais malgré la tristesse de leur situation, on pense aux gisants qui ont traversé l’histoire de l’art…
Vous dites que ce sont des images compliquées à réaliser sur le plan éthique évidemment et non technique, est-ce pour cela que le récit de Jawad, réfugié dont vous présentez le récit de ses migrations douloureuses, n’est pas accompagné d’un portrait de lui ?
Jawad a produit un récit, qui est de l’ordre du mythe et de la grande histoire et qui ne se résume pas à un visage. Parfois, il y a une dimension trop anecdotique dans un visage photographié… Jawad, nous parle de ce qu’il a vécu, je lui ai demandé qu’il écrive son périple de Kaboul, puis lorsqu’il a été chassé d’Iran et qu’il a fui en Europe. Je voulais qu’il écrive son histoire car on n’entend jamais ces gens, on ne sait pas ce qu’ils traversent, d’où ils viennent et où ils vont. Ces carnets sont là pour donner corps et voix à ces périples inconnus.
Qu’il s’agisse des réfugiés, ou des Roms que vous avez longtemps suivis au cours de votre travail, ou des prisonniers, dans le cadre notamment de la série des Hurleurs, vous vous intéressez aux marges. Pensez-vous être engagé, politiquement ?
Ces travaux relèvent plus d’une envie. Ce qui m’intéresse dans la photographie, c’est lorsqu’elle fait fonction. Lorsqu’elle est en face d’un monde qui vacille, qui est fragile, qui risque de disparaître. Je vois la photographie comme une dernière trace de ce monde, comme un dernier cri. Les implosions d’immeubles que l’on voit aussi dans l’exposition du Jeu de Paume, montrent aussi l’urgence de la trace avant la disparition. Les Roms, quant à eux, que vont-ils devenir ? Je suis inquiet… Quand on ignore ce qui va se passer, être là pour montrer encore, c’est un des rôles importants de la photographie je pense.
Vous travaillez dans un temps long. D’une part, vous avez suivi Gianni, un Rom, de 1995 à 2012 ainsi que sa famille. D’autre part, on retrouve dans la série du Feu, montrée à la fin de l’exposition des personnages présents dans vos travaux de « jeunesse ». On a l’impression de retrouvailles de vous à eux au cours de l’exposition, que cherchez-vous dans ce suivi ?
Au départ, je ne pensais pas les suivre si longtemps. J’ai quasiment vécu avec eux, lorsque j’habitais à Arles, pendant 6 ans. Ils venaient me voir, la règle était qu’ils pouvaient venir à minuit dévaliser mon frigo tout comme moi je pouvais aller chez eux quand je le voulais. D’égal à égal. On était sincèrement proches. Parfois les photographes aiment bien aller se coller à la misère mais ils aiment moins quand la misère les rattrape dans leur intimité. J’ai tenu à m’éloigner d’eux parfois, notamment lorsque je suis parti à Paris, mais quand je les ai revus il y a deux ans, c’était un moment extrêmement fort. Ils sont venus me chercher à la gare. J’avais peur qu’ils pensent que je les avais abandonnés, mais pas du tout, ils se sont retrouvés à nouveau devant mon appareil, et je me suis rendu compte à quel point le lien était puissant. Ils avaient changé, les petites filles que j’avais photographiées pour la série les Photomatons avaient mis au monde des enfants.
Dans la série du Feu, tous ces gens que vous connaissez de longue date, vous avez tenu à les sublimer, non ?
Ils sont très beaux, c’est vrai dans cette série du Feu. Lorsque je les ai rencontrés, leur situation était très mauvaise. Les séries en noir et blanc du début le montrent bien. Les gamins respiraient de l’essence en permanence. Certains ont été placés. Aujourd’hui, ils sont sortis de cette situation, ils sont en bonne santé et ont des enfants. C’est sans doute pour cela que la série du Feu les montre sous un jour heureux. Ils deviennent comme les sujets d’une peinture, auréolés par la lumière d’un feu sacré. C’est comme cela que je les considère aujourd’hui, comme de véritables « personnages ». En même temps, la caravane qui brûle, image montrée à la fin du parcours, indique aussi le danger, la peur de l’avenir pour ces populations sur qui le discours politique est d’une rare violence. En Italie, certaines de leur caravanes ont été sciemment brûlées… Le feu va bientôt s’éteindre, il fera nuit, que se passera-t-il ? On peut également lire cela comme une métaphore d’un avenir incertain.
Comment avez-vous réalisé cette image de la caravane qui se consume dans d’immenses flammes ?
Dans leur tradition, les caravanes brûlent lorsque quelqu’un est mort. On brûle ses traces, tout ce qui lui a appartenu, ses affaires et son histoire avec. Je voulais remettre ce rituel en scène. J’ai racheté une caravane en très mauvais état pour la brûler, pour faire cette image. Je voulais un grand feu, j’avais mis du bois et de l’essence à l’intérieur, c’est Giovanni qui m’a aidé à allumer le feu. Il a pris une chaussure, mis de l’essence, l’a lancée par la fenêtre et la caravane a explosé.
Dans les années 2000, vous avez retrouvé des Tsiganes dont vous aviez trouvé les portraits dans des carnets anthropométriques réalisées par la police dans les années 40, avant leur déportation. Vous les photographiez 60 ans plus tard et les mettez face à leur image…
Lorsque j’ai rencontré le grand père de Giovanni, il m’a raconté qu’il avait été déporté en Allemagne avec ses frères et sœurs et qu’il est le seul à avoir survécu. Je me rends alors compte que toutes les personnes que je connais (la famille de Giovanni) n’existe que parce que ce grand père a survécu. Je m’intéresse alors à ces massacres. Eux ne racontent pas cette histoire. Ce sont des nomades, ils ne laissent pas de traces, comme on l’a dit. Je m’achète alors une revue d’ethnologie consacrée au sujet et j’apprends qu’en Camargue, se trouvait un camp d’internement pour Tsiganes. Aucune trace de ce camp, mais des archives. Je m’y plonge. Je reconstitue des familles, des groupes de gens, j’essaie de retrouver des personnes dont je connaissais les noms. J’ai enfin retrouvé ces personnes et les ai enregistrées (au dictaphone) ainsi que photographié. Je voulais savoir si aujourd’hui ils raconteraient cette histoire. Qu’en diraient-ils ? La chose la plus importante était de raconter cette histoire une fois pour toute, incarnée par les victimes. Et de poser la question de l’historiographie bien sûr. Pourquoi eux-mêmes ne racontent pas cette déportation ? Je voulais faire des allers-retours entre la mémoire vivante nomade et la mémoire écrite telle qu’elle est racontée. Il était important de confronter de jeunes personnes, photographiées par la police avant d’être déportées et ces mêmes gens, vivants, dont le visage a été traversé par le temps, mais libres. Passer d’un portrait contraint à un portrait libre…
Vous dites souvent que vous ne voulez pas « jouer à l’artiste », votre démarche se veut purement documentaire. Néanmoins, l’amitié, la complicité avec vos sujets semblent détourner les codes du documentaire traditionnel, comment vous situez-vous entre la création artistique et la recherche documentaire ?
Je ne vois pas de séparation entre la recherche documentaire et la création artistique. Je me sens libre d’inventer de nouvelles formes à chaque fois que j’aborde un nouveau travail. La singularité de la photographie réside précisément dans sa capacité à abolir ces frontières et à nous faire réfléchir à la nature de ce qui nous est montré. Il n’y pas de déterminisme dans mes images et j’aime l’idée qu’elles puissent résister d’elles-mêmes à l’idée que je m’en fais…