Futur, ancien, fugitif — Palais de Tokyo
Le Palais de Tokyo présente une exposition somme autour de la scène contemporaine de France sous l’égide de l’écrivain poète Olivier Cadiot qui lui donne son titre. Malgré le dynamisme de nombre de ses invités, l’intérêt passionnant de certains d’entre eux, l’exposition se fait symptôme d’un échec curatorial patent.
Car il se dessine bien, pour peu que l’on y mette du sien, une familiarité commune dans nombre d’œuvres empruntant à l’esthétique de l’approximation sa poétique intensive qui fait coexister dans un monde en tension, pour ne pas dire en disparition, des espèces aussi menaçantes que menacées, symptômes d’univers en voie d’extinction appelant à la naissance de nouvelles possibilités d’existence. L’imaginaire comme refuge mais pas comme aveuglement, comme arche singulière à activer dans laquelle chacun peuple les hôtes à son bon désir, que l’on pense aux créatures de Nils Alix-Tabeling, aux chimères fantasques et fantastiques de Carlotta Bailly-Borg, au studio génial, mémoire d’un monde déglingué ravi de se pervertir à son tour de Hendrik Hegray et Jonas Delaborde, ou encore aux tubulures graves de l’énigmatique structure d’ingénierie agricole de Nicolas Tubéry qui mêle les univers et les scénarios pour imposer sa présence radicale. Figures entre autres, de promesses échouées dès les premières salles dont la logique ne semble obéir qu’à la dimension des œuvres.
Plus difficile également se révèle une certaine tendance à un romantisme suranné d’une solitude de groupe, de la désolation factice que seules la violence et la façon de se prendre au sérieux semblent arrimer à quelque base tangible. Pourtant, on peine à sentir dans ces caricatures de radicalité une quelconque urgence, si ce n’est celle de concevoir un « produit » artistique qui ne se justifie que par sa fin, quand il ne se pare pas même des traits qu’il prétend dénoncer, à la manière de Grégoire Beil qui offre un sommet d’outrances si mal ficelé et si pénible que sa forme (points de vue multiples en temps réel, déjà largement essoufflé) semble se retourner contre elle-même et court-circuiter le peu d’élaboration de fiction engagée.
Les correspondances se font ici à tâtons par un commissariat qui donne l’impression de ne pas oser faire dialoguer ces œuvres qui, effectivement pourraient partager beaucoup. Comme s’ils avaient peur d’en froisser les auteurs par des rapprochements effectifs qu’ils seraient susceptibles de refuser. Mais leur singularité est aussi la preuve d’une communauté possible et il est de nombreux liens formels qui auraient pu être exploités pour appuyer encore le propos. La liste d’artistes, pour prometteuse qu’elle fut, déçoit donc, ne paraissant délimitée par aucune frontière de la pensée et ne justifiant en aucun cas sa finitude tant les horizons qu’elle ouvre sont pluriels. Il importe donc de saluer ici le travail des artistes par opposition à celui des commissaires qui se contentent d’avoir, généralement, un peu de goût et un intérêt pour la scène contemporaine à laquelle pourtant aucun écrit, aucune tentative formelle, aucune élaboration conceptuelle vient même se confronter. Et c’est là le nœud d’un problème qui fait de l’exposition le symptôme d’une programmation qui, au-delà des sensibilités, au-delà des goûts personnels, des intérêts partagés et des critiques faciles, abdique toute ambition d’exposer, dans tous les sens (intéressants) du terme, l’art d’aujourd’hui.
Le regard, la position et l’affirmation qu’on attend de la plus grande institution d’art contemporain en France s’évanouit dans l’anecdote, dans la pure planéité de l’accumulation aléatoire qui élit sans raison apparente ses représentants et perd de vue l’incidence que ce type de monstration a sur eux. Les correspondances restent secrètes, affaires d’initiés avec pour seule prise l’idée que beaucoup parmi ces artistes « se sont croisé.e.s », n’ajoutant que de l’illisible, presque de l’incantation à une présentation qui ne croise, elle, que très rarement les pièces.
Si l’objectif d’éclairer une « autre » scène artistique pouvait être louable, en aucun cas la figure de l’artiste n’est accompagnée ici vers la mise en scène d’une porosité de la création et de son auteur qui aurait pu constituer une base solide. Nombre d’entre eux ont largement été récompensés et reconnus par une scène qu’il serait insultant de considérer comme « étrangère ». Le texte introductif, qui fait office de seule littérature construite dans le parcours de l’exposition, semble à lui seul rendre les armes. Au-delà des contradictions évidentes d’une rencontre avec des pratiques indépendantes qui se liraient dans leur singularité, il se mue en un espoir, si ce n’est une prière, d’une lecture sensible d’œuvres qui, pour la grande majorité, ont l’intelligence de ne pas s’embarrasser de lamentations personnelles de pratiques parcourues d’embûches. Le commissariat les arase dans une succession objective de propositions qui, nous tenons à le rappeler, ont en soi une grande valeur mais se poursuit jusqu’à englober tout ce que les hasards des partenariats de l’institution peuvent amener à lui.
Plus encore, les espaces sont « pensés » presque exclusivement comme des stands de foires commerciales ayant leur champion. À naviguer entre toutes ces rives sans jamais s’engager dans une direction, la pudeur que l’on pourrait prêter au commissariat se mue en une fuite qui dessert radicalement les œuvres, les plongeant dans un vortex de contradictions qui les laisse seules se débattre avec le regard de spectateurs (systématiquement lors de notre visite) hermétiques à cet étalage qui dresse finalement les créations les unes contre les autres au lieu de les faire dialoguer, coexister et les révéler dans leur complexité, à l’aune de perspectives créées par les rencontres et rapprochements, qu’ils soient heureux ou non. Et ce n’est pas le magazine qui accompagne l’exposition qui délimitera mieux le champ d’investigation tant il semble que la collégialité soit tombée dans un patchwork d’analyses intéressantes mais si éminemment différentes que leur traduction plastique, au sein du parcours est tragiquement imperceptible.
Aucun risque, aucune faute. Si la remise en cause du rôle de commissaire paraît urgente et nécessaire dans un contexte où les œuvres se donnent à travers une multitude de strates, sa négation fainéante sous couvert d’un populisme bon ton prétendant faire de l’œuvre, du « processus », les valeurs absolues de la création ne fait qu’ouvrir l’abîme d’un commissariat libéral d’accumulation, multipliant les propositions pour sanctionner, cette fois à la faveur de la somme d’interactions à venir sur les réseaux sociaux, les « stars » découvertes par l’institution qui pourra, dans le lot, toujours prétendre à un rôle de « dénicheur ».
Le visiteur déambule, forcé bien malgré lui à « faire son marché » parmi des propositions qui, bien qu’inégales, et ce même pour les moins convaincantes d’entre elles, ne méritent pas tant de laisser-aller. On s’agrippe alors à quelques figures qui sortent du lot, et il y en a, mais on est loin de se voir accompagné dans le dépassement de ses propres goûts ; condamné par le vide à rester au plus près d’un monde à reconnaître plus qu’à découvrir. Un comble effrayant que la foire commerciale serve de modèle à une exposition voulue « alternative » et une purge qui semble s’installer durablement dans le décor du Palais tant l’ambition curatoriale, l’exigence simple d’une problématique par exposition s’est éloignée de tous les projets récents et le programme de l’année à venir, rythmé par les lauréats de divers prix ou institutions partenaires, n’a rien de rassurant.
Glisser sur des thématiques majeures de notre temps, citer des concepts qui font écho aux batailles intellectuelles du moment, activer même des figures qui continuent de nous dire beaucoup — les sections dédiées à Nina Childress ou à Jean-Luc Blanc, choisi pour porte-étendard de l’exposition, sont évidemment passionnantes — et réduire des pratiques singulières à des pièces d’un puzzle infiniment extensible car incohérent est loin de suffire à l’exigence que l’on peut attendre de toute institution et enferme plus encore tous les sujets qu’elle traite dans une terrible carapace que les acteurs invités, que l’on apprécie ou non leurs œuvres, sont bien les premiers à vouloir démonter.