Garance Früh — En questions
Par la confrontation des matières et des formes, Garance Früh oppose des ordres sensibles pour faire naître la perception ambiguë des corps dans le monde. De la douceur à la rupture, de l’exclusion à la fusion au sein de la communauté des chairs, le corps se fait témoin et agent d’une sensibilité dont chaque pièce de l’artiste semble appeler à une remise en cause profonde. À travers une expressivité libérée et peut-être même libératoire, son vocabulaire esthétique convoque les stratégies de défense et structures de protection pour mieux attaquer de front ses sujets. Actuellement en résidence à Lafayette Anticipations et avant une exposition personnelle à la galerie Ciaccia Levi, elle revient pour nous sur sa démarche artistique.
Comment en êtes-vous arrivée à l’art et quel a été votre parcours jusqu’ici ?
J’ai la chance d’avoir grandi dans un environnement plein de créativité et de passion, l’art a été partie prenante dans mon éducation. Mon parcours en découle, en 2010 après mon bac j’ai déménagé à Paris et fait un bref passage à la fac en théâtre, puis suis partie en Belgique étudier le cinéma, pour enfin arriver en école d’art à la Gerrit Rietveld Academie à Amsterdam. C’est dans cette école que j’ai eu l’impression de trouver l’endroit où je voulais être et des modalités de pensées et d’enseignement qui me correspondaient. En 2018 après mon bachelor je suis revenue en France pour faire un master à L’ENSAPC à Cergy. J’ai reçu mon diplôme en 2020 et suis depuis restée à Paris.
Comment définiriez-vous votre pratique ?
Je produis des sculptures et installations avec différents matériaux comme le textile, le métal, le cuir, la céramique, les objets trouvés… À travers les formes que je crée, j’explore la corporalité et l’intime, traitant les corps comme des espaces de rencontre et de confrontation où se croisent des forces sociales, politiques et matérielles. Dans mes sculptures, j’interroge la manière dont les corps, poreux et vulnérables, peuvent être à la fois perméables à leurs environnements tout en s’en protégeant. Ma démarche artistique, nourrie par des réflexions où l’intime est politique, remet en question les notions d’apparence, de dureté, de force et de passivité. À travers un vocabulaire visuel qui mêle des matériaux bruts et des textures sensibles, j’invite à reconsidérer comment le pouvoir, les sensations et les souvenirs s’incarnent dans la chair.
S’agit-il pour vous de vous inscrire en rupture avec une histoire (de l’art des formes, des idées) ou dans la continuation d’une tradition ?
Mon travail se nourrit d’une histoire de l’art féministe et queer qui elle-même s’inscrit dans une rupture avec l’histoire de l’art plus patriarcale. Notamment par les matériaux que j’utilise, spécialement le textile, les gestes de couture, de soin, de réparation et le fait de les extraire de l’intime et de la domesticité dans lesquelles ils s’inscrivaient historiquement. Mes sculptures sont porteuses de renversements qui jouent sur les binarités de la pensée (puissance/fragilité, passif/actif, esprit/corps…).
Quel impact cherchez-vous à provoquer sur le spectateur ?
J’essaye de provoquer de l’émotion, de l’empathie, ainsi que des ressentis physiques. Ou plutôt j’essaye de transmettre mes émotions et ressentis à travers les formes que je produis. De mettre en tension des gestes qui questionnent la vulnérabilité, comme la prise de force, la séduction, la défense, la protection…
Donnez-vous toutes les clés de compréhension ou ménagez-vous des zones d’indétermination dans votre œuvre ?
Je pense beaucoup à la question d’accessibilité de mes œuvres, je ne veux pas qu’elles soient hermétiques et il m’est important qu’elles puissent aussi communiquer avec un public qui n’est pas forcément détenteur des codes de l’art contemporain. Pour moi, une des clés de l’accessibilité tient aux émotions et aux sensations que je place dans mes œuvres et que j’espère être communicantes. Les objets et formes que j’utilise sont porteuses du sens des contextes desquels elles sont issues ; les rencontres entre différents contextes créent des renversements et de nouveaux sens que j’essaye de rendre lisibles. Mais je ne veux pas tout dévoiler et il demeure toujours une zone de trouble, d’indétermination qui me semble nécessaire car elle permet de ne pas figer les choses et de laisser un espace vivant d’interprétation. Ce flou, ou ce trouble, est un parti pris qui se retrouve dans ma manière de travailler où je laisse une grande place à mes intuitions. Il y a bien sûr des phases de recherche plus cérébrales, mais une fois que je commence à produire mes sculptures je laisse mes mains et mes émotions s’exprimer.
La pratique de l’exposition a-t-elle modifié votre manière de travailler ?
Oui, car elle m’a aidée à mieux saisir la réception de mes œuvres ainsi qu’à développer une réflexion spatiale plus poussée. Les expositions sont aussi nécessaires car elles me permettent de prendre de la distance avec les œuvres par rapport à l’espace intime de l’atelier et de voir souvent plus clairement ce que je mets en jeu dans mon travail. Elles m’aident aussi à définir le début et la fin d’une œuvre et à les percevoir comme des entités individuelles.
Quelle(s) exposition(s) en cours nous conseilleriez-vous ?
Défaillance Désir d’Aurélien Potier curatée par Anya Harrison et Caroline Chabrand au MO.CO Panacée à Montpellier. Sudden Explicit Everywhere de Penny Goring à Treize curatée par Lou Ferrand. En dehors curatée par Lucie Camous au Crac Occitanie (Sète). Petrolia de Zoe Williams à Ciaccia Levi (Paris). Coquelicots d’Ethan Assouline à Gauli Zitter (Bruxelles) et Poésie contre fin du monde, son projet de médiathèque autonome co-curatée avec Devrim Bayar à Mécènes du Sud (Montpellier). Et Country Lesbians à Shmorévaz curatée par Salomé Burstein et Louise Toth.
Quels projets pour les mois à venir ?
J’ai commencé il y a quelques semaines la résidence de production A l’œuvre à Lafayette Anticipations qui durera jusqu’à fin janvier. J’y prépare de nouvelles pièces qui seront exposées à Paris dans deux expositions personnelles différentes, une à la galerie Ciaccia Levi cet hiver et une autre au Frac Île-de-France au début de l’été.