Gianni Pettena — Galerie Salle principale
À 77 ans, l’Italien Gianni Pettena est une figure totale de l’art. Architecture, art, activisme, théorie de l’art, son champ d’influence, malgré sa discrétion, n’a cessé d’influencer les créateurs du monde entier. Pour sa première exposition à la galerie Salle Principale, c’est donc plus de cinquante années de travail que Le permis de penser se propose de retracer.
Dans les années 1960, entouré d’un groupe d’architectes décidés à en finir avec la simple construction et intégrant des pratiques artistiques et conceptuelles, il bouscule la scène internationale en contribuant à l’essor de l’architecture radicale, un mouvement né en Italie qui se propagera à toute l’Europe et comptera dans ses rangs des figures telles qu’Andrea Branzi, Peter Cook, Ugo La Pietra ou Ettore Sottsass Jr. La ville devient pour eux un terrain d’invention sensible où la construction ne se caractérise plus seulement par la matérialisation de l’habitat mais bien plus par l’invention de « manières » d’habiter. Une pensée subversive et poétique parfaitement illustrée par Red Line, Salt Lake City, 1972, déjà présentée à la galerie en 2016. Par une intervention au niveau du sol, Gianni Pettena, déborde le cadre de sa pratique dans une performance pour observer les limites entre espace naturel et construction humaine rendant ainsi tangible l’acte de décision d’aménagement du territoire. Lequel conditionne les déplacements de la population et nous touche jusque dans notre corps. Avec ses acolytes, Gianni Pettena trace à la bombe aérosol, dans les boulevards de Salt Lake City, la ligne représentant ses limites dans le cadastre. Transférant dans le domaine réel une frontière symbolique, il en souligne la portée majeure sur les conditions de vie.
L’exposition présentée par la galerie Salle Principale témoigne de cette liberté à travers des photographies et vidéos qui reviennent sur ces actes empreints d’art et d’architecture. Gianni Pettena ne se laisse jamais enfermer, pas même dans le contre-mouvement qu’il accompagne ; avec une espièglerie qui se révélera presque prophétique, il pose déjà, auprès de ses amis du groupe « Global Tools » affublé d’une pancarte sur laquelle est inscrit en italien « Je suis l’espion ». Se nourrissant de toutes ses rencontres et de multiples influences, il poursuivra ses expérimentations sans souci d’école ou de conformité aux attendus. Cette rébellion trouve aujourd’hui un écho fascinant au travers de cette attitude qui se définit, en négatif, par la compréhension d’une nécessité de ne « pas » construire, de choisir l’absence pour mieux mettre en valeur la présence d’une nature qui nous précède. L’art de l’effacement se retrouvera ainsi dans sa performance Grazia & Giustizia (Palerme, 1968). Pour cette action, Gianni Pettena installe et transporte des lettres monumentales qui forment cette locution aux allures de slogan dans différents endroits de la ville, nous donnant à lire l’environnement. Cette installation finira pourtant son parcours au fond de la mer, définitivement effacée de tout paysage. Avec une économie de moyens évidente et un goût de la simplicité, voire de la pauvreté, ses dispositifs emmènent les spectateurs à travers des expériences fortes, capables de les transformer en simple téléspectateur ou bouchant l’horizon architectural en suspendant du linge entre les façades de bâtiments du pouvoir dans Laundry, réalisée en 1969.
Land Art et Arte Povera deviennent ainsi autant d’interlocuteurs viables pour repenser la pratique de l’architecture et Gianni Pettena, pionnier en la matière, apparaît comme l’un des symboles de cette quête d’un « habiter » qui déborde la question du logement. Car sa démarche, profondément écologique, nous mène constamment vers une pensée d’un « vivre » en tant qu’habitant de la terre. Ainsi, les maisons qu’il réalise sont autant de propositions impossibles dessinées dans la nature même et « inhabitables », faites de glace ou d’argile qui, si elles s’intègrent au paysage, n’en accueillent pas pour autant l’être humain. Une opposition qui se révèle dans la vidéo Architecture + Nature où les calmes vagues d’un bord de mer viennent recouvrir peu à peu le terme « Architecture » inscrit sur le sable. Comme une ligne constante, la question de l’effacement nourrit un œuvre qui se déploie également à travers la vidéo. Random, présentée ici, consiste simplement en un montage de bandes récupérées au hasard d’une visite de studio de télévision. Des spots de pubs s’enchaînent de façon aléatoire, compilés et empilés, ces éléments composent une pièce aussi aberrante dans un contexte de création que révélatrice de la pensée d’un artiste capable de récupérer tout élément pour en faire une question, un nouvel ensemble qui, déplacé et dirigé, devient un témoignage de son époque d’une ironie mordante. Dans Vive l’architecture, il applique concrètement cette pensée de l’effacement en présentant des peintures classiques au sein desquelles les personnages disparaissent invariablement, laissant le spectateur face à des décors abandonnés, des vides qui révèlent un arrière-plan devenu « sujet » principal.
Une « déconstruction » en acte en quelque sorte, qui dépasse pourtant la simple opposition. Pettena montre, à travers cette exposition, une volonté de construire contenant en elle-même les outils de son effacement, la nécessité de sa disparition pour participer, sans le perturber définitivement, à l’équilibre des forces de la planète. Ainsi la récupération, le recyclage deviennent autant de stratégies pour inventer des modes de vie qui prennent en compte le monde sans pour autant oublier l’humain, soulignant constamment le déséquilibre temporel qui les oppose et s’en empare comme d’un outil pour repenser la construction. Face à ce souci de la nature, il devient alors de la responsabilité de l’homme d’inventer ses manières d’habiter ; une ambition qui fait écho à la formidable série de photographies qui ouvre autant qu’elle clôt ce parcours où l’artiste-architecte, capturé de dos, grimpe comme il peut un monument historique. Véritable allégorie d’un « créateur sans œuvre », ce parcours de l’inventeur à l’assaut du poids d’une histoire qui le surplombe est d’une poésie saisissante.
L’exposition Le permis de penser, véritable événement, permet de prendre la mesure de cet artiste qui continue de développer une architecture qui, prenant le contre-pied de son étymologie qui évoque la « toiture », utilise ses principes pour développer un art qui explore le réel et cesse de le couvrir pour mieux l’ouvrir ou, à tout le moins, nous ouvrir à lui.