Les enjeux de La Triennale — Intense proximité
À trois jours du premier tour de la présidentielle 2012 s’ouvre en fanfare la nouvelle formule de la Force de l’Art, rebaptisée la Triennale. C’est au Palais de Tokyo, fraîchement rénové par l’agence Lacaton et Vassal que cette manifestation trouve son écrin. Le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand a fait appel au commissaire d’exposition, Okwui Enwezor pour donner à cette grande messe de l’art contemporain, un nouveau lustre.
En convoquant les grandes figures de l’anthropologie et de l’ethnologie française, Enwezor propose une lecture sans hiérarchie de la création. Il s’appuie sur des grands penseurs, figures emblématiques de la culture française, qui ont très largement contribué à enrichir la connaissance universelle. Les scientifiques, les chercheurs, les artistes, les intellectuels, les penseurs, les artistes des champs de la création contemporaine (cinéma, musique, danse, performance, documentaire, mode, performance, …) se côtoient sur un pied d’égalité, au sein de l’exposition. Ce sont plus de 150 artistes d’une quarantaine de pays qui sont les acteurs principaux de cette Triennale qui étend ses frontières aux lieux associés (Bétonsalon, le Crédac, Le musée Galliera, le Grand Palais, les Instants Chavirés, les Laboratoires d’Aubervilliers, le Musée du Louvre). Au gré du parcours de la Triennale, baptisée pour l’occasion Intense Proximité, des liens se tissent entre les œuvres de génération d’artistes très éloignées. C’est sans doute, pour cette raison que les commissaires ont choisi de classer par date de naissance les artistes. Cette option leur permet d‘éviter toute tentation de hiérarchie hâtive ou de filiation hasardeuse. Le parcours suit un parti pris, résolument poétique.
Pour Claude Lévi-Strauss, figure tutélaire de la Triennale, la réalité sociale ne serait jamais une chose, mais plutôt un système de points de vue substituables, de mouvements corrélés de subjectivation. Du fait de leur nature, de leur mode d’existence, les valeurs doivent nécessairement circuler entre plusieurs points de vue exclusifs et complémentaires. Les règles sociales apparaissent comme autant de manières dont se déterminent dans leur existence ces entités étrangement paradoxales que sont les valeurs, formes primitives des signes. Ce ne sont pas les hommes qui font les valeurs, mais les valeurs qui font les hommes. Claude Lévi-Strauss écrivait : « L’échange n’est pas un édifice complexe, construit à partir des obligations de donner, de recevoir et de rendre, à l’aide d’un ciment affectif et mystique. C’est une synthèse immédiatement donnée à et par la pensée symbolique qui, dans l’échange comme dans toute autre forme de communication, surmonte la contradiction qui lui est inhérente de percevoir les choses comme les éléments d’un dialogue, simultanément sous le rapport de soi et d’autrui et destinées par nature à passer de l’un à l’autre [je souligne]. Qu’elles soient de l’un ou de l’autre représente une situation dérivée par rapport au caractère relationnel initial. »
Retrouvant l’intuition originelle de Marcel Mauss, à savoir que le don suppose une propriété de la chose elle-même, apparaît ainsi une autre histoire du structuralisme : non pas la découverte d’une fonction cognitive qui soutiendrait les phénomènes culturels, langues, règles de parenté, ou mythologies, mais celle du problème ontologique que posent les manifestations symboliques. Un tel dépassement de la psychologie de la fonction symbolique, que Lévi-Strauss désigne souvent comme la finalité de son entreprise, vers une ontologie des valeurs. Dans les années 1950, Claude Lévi-Strauss publie plusieurs ouvrages majeurs, dont Race et histoire, Tristes Tropiques (qui lui assurera une renommée mondiale) et Anthropologie structurale, manifeste qui associe son nom au structuralisme, discipline appliquée à l’ensemble des sciences humaines visant à dégager les relations formelles inconscientes, ou « structures ». Il se consacre notamment à l’étude du totémisme et des mythes qui, affirme-t-il, « se pensent dans les hommes et à leur insu ».
En évitant de reconduire des frontières anachroniques, les principes habituels d’organisations identitaires, disciplinaires et générationnelles, le projet de la Triennale place sur un même plan les travaux des missions ethnologiques en Afrique de Marcel Griaule et l’œuvre du tout jeune artiste roumain Mihut Boscu. Ces allers et retours sous forme de confrontation entre des œuvres historiques (ayant ici une valeur documentaire) et des travaux récents de jeunes artistes permettent de mieux saisir la contemporanéité du propos.
La commissaire, Claire Staebler indique que : « les artistes ne partent plus forcément d’une situation spécifique, localisée, ancrée dans une culture, mais ont accès directement à une culture globale. À partir de cette matière déjà mondialisée, ils se consacrent à des sujets détachés des références dans lesquelles ils ont grandi ».
Camille Henrot, jeune artiste française, révélée lors de l’exposition J’en rêve à la fondation Cartier en 2005, développe une œuvre sensible et poétique, complexe et érudite où les frontières s’abolissent d’elles-mêmes. La résurgence des mythes primitifs dans la pensée contemporaine fascine l’artiste qui s’intéresse à l’origine des pyramides égyptiennes, aux pèlerinages en Inde, à la littérature, la musique africaine… Deux œuvres sont présentées dans le cadre de la Triennale : la première est son film intitulé Coupé Décalé, qui revisite le genre ethnographique en documentant un rite de passage ancestral sur l’île de Pentecôte, dans l’archipel de Vanuatu. Stupéfait et fasciné le spectateur est témoin de ce spectacle où des hommes sautent dans le vide, simplement accroché à une liane par le pied. La présence de quelques touristes permet de resituer le film dans un contexte proche. L’écran est scindé en deux, avec un décalage d’une seconde entre les deux parties : coupé, décalé…
La seconde installation est introduite par une citation : « Peut-on être révolutionnaire et aimer les fleurs ? » Avec cette nouvelle production, Camille Henrot s’approprie la forme des ikebana et crée une œuvre fragile, éphémère, une vanité. Chaque ikebana est associé à une citation tirée d’un ouvrage littéraire. Une manière pour l’artiste de réaffirmer sans doute l’importance de la synesthésie entre les arts. Les écrivains et les artistes ont toujours entretenu des liens privilégiés. Sans doute, peut-on y déceler un écho lointain aux Fleurs du mal de Charles Baudelaire. En s’emparant de cette tradition orientale, comme nous le précise Claire Staebler : « Camille Henrot explore les connexions entre le langage naturel et le langage culturel, tout en déconstruisant la hiérarchie qui idéalise trop souvent les arts du langage au profit des arts du quotidien ».
L’artiste africain-américain, David Hammons, occupe une place à part parmi le panthéon des artistes contemporains. Son œuvre continue à exercer la plus grande fascination, bousculant adroitement nos stéréotypes. Ses assemblages d’objets trouvés se jouent de nombreuses frontières de l’histoire de l’art, combinant références sociologiques et vision poétique de la vie urbaine aux influences de Dada, de l’Arte Povera et du Pop Art comme l’illustre Stone with Hair, une œuvre de 1998.
La commissaire d’exposition Émilie Renard déclare à son propos : « Revendiquant son identité raciale, Hammons intègre dans ces autoportraits une dimension politique en lien avec la notion d’épidermisation introduite par Frantz Fanon, désignant par là l’intériorisation des rapports de soumission induits par le racisme. Contemporains du Black Panther Party, certains autoportraits dénoncent plus directement les événements violents qui marquent le mouvement des droits civiques, comme avec Injustice Case (1970) réalisé au moment du procès de Bobby Seale. Installé à New York depuis 1974, David Hammons arpente le quartier de Harlem, observant les habitants et leurs usages, les terrains vagues et les terrains de baskets. Il y collecte les restes de la vie urbaine de la communauté noire — os de poulet, sacs en kraft, graisse, poussière, capsules, bouteilles, cheveux — et s’intéresse au statut social et économique de la saleté. Il accorde alors une place particulière à ces déchets dans des œuvres fragiles et des actions éphémères. Avec Stone with Hair, de la série des Rock Heads, Hammons colle sur une pierre des cheveux ramassés chez un coiffeur de Harlem. Ainsi coiffée, la pierre devient une tête oblongue marquée par le signe physique d’une appartenance raciale. Placé dans la perspective d’une pratique dada du collage et des masques africains intégrant des restes humains, cet assemblage, une fois figé sur son socle, prend l’aspect d’un objet de curiosité ethnographique, renvoyant le spectateur à ses propres codes ».
Les femmes occupent une place à part dans cette exposition, elles y sont représentées en force. L’artiste conceptuelle polonaise, Ewa Partum utilise son corps au sein de l’espace public. Un moyen simple et efficace qu’elle utilise dans ses photographies ou ses films pour introduire la réalité dans l’art. Elle déambule nue dans la ville et se prend en photo dans les situations les plus banales du quotidien. Dans une file d’attente, dans la rue parmi la foule, devant une porte, sa présence est signifiée par le biais de sa nudité. Elle interroge la place qu’occupe la femme dans une société où l’individu n’existe pas.
Le documentaire tient également une place de choix parmi les différentes formes d’expression plastiques. L’artiste, Marie Voignier propose L’Hypothèse du Mokélé-Mbembé, film documentaire tourné au sud du Cameroun. Aujourd’hui encore, il est décrit dans les récits Pygmées Baka comme un animal effrayant, entre un dinosaure et un monstre marin. Aucune preuve tangible n’a été retrouvée permettant de corroborer l’existence de cette créature de récit.
Émilie Renard nous raconte que : « Michel Ballot est quant à lui convaincu que ces récits ont un fond de vérité et que la bête existe bel et bien, défendant l’hypothèse qu’une forme préhistorique de vie animale pourrait avoir persisté dans l’épaisse forêt tropicale de cette région de l’Afrique. Pour tenter de le prouver, il organise régulièrement des expéditions dont l’objectif est double : d’une part explorer les territoires où le Mokélé-Mbembé a été aperçu pour tracer l’animal, d’autre part collecter les récits et témoignages des Pygmées. Il évolue dans un univers où la distinction entre ce qui existe et ce que l’on fantasme est floue, où le vraisemblable se mêle au légendaire. Agissant en observateur-participant, sa méthode d’investigation de terrain ne peut manquer de rappeler d’anciennes expéditions scientifiques et coloniales, et d’entraîner avec elles, le fantasme d’une nature préservée dans un état primitif, promesse de découvertes extraordinaires. Marie Voignier accompagne Michel Ballot dans une de ses expéditions. Sans prendre parti pour ou contre l’existence du Mokélé-Mbembé, ni même juger du rôle d’explorateur que Michel Ballot endosse, elle se met au service de cette recherche avec ses propres outils visuels. Faisant corps avec son expédition, elle suit sa logique autant que possible, laissant au spectateur le loisir de le suivre à son tour dans son enquête et d’imaginer la bête, la distinguer tapie dans la forêt ou immergée au fond de la rivière. Le spectateur peut alors observer cette croyance partagée entre l’explorateur et les Pygmées, hésitant à savoir qui d’entre eux nourrit le plus cet imaginaire. Le sujet du film n’est donc pas tant le Mokélé-Mbembé que la croyance : la croyance d’un homme dans sa quête, la croyance des Pygmées dans cet animal, et la croyance éprouvée du spectateur ».
Dès lors, on comprend mieux pourquoi le premier journal de la Triennale avait pour thème « désapprendre ». Est-ce alors une manière de repartir à zéro ? Ou est-ce plutôt une méthode pour nous apprendre à laisser de côtés les préjugés ? Loin des débats qui entourent la mondialisation, des replis identitaires, la Triennale propose une exposition qui serait un espace de partage, un lieu où les rencontres se transforment en dialogue. Le poète Jorge Luis Borges aurait écrit « en fermant les yeux, je les ai ouverts à travers les tiens ». Sans doute, est-ce là une manière de nous délivrer du regard que nous portons sur l’autre. Un autre qui n’est plus un être exotique mais bien notre alter ego.