La Vérité n’est pas la vérité — Maba de Nogent
La MABA de Nogent présente une exposition collective ambitieuse qui rebat les cartes de la rationalité des Lumières pour s’inscrire dans une perspective de questionnement d’une émancipation féminine contemporaine. Convoquant, en les nommant ou pas, les esprits de Starhawk, Mona Chollet, Xavière Gauthier ou Virginia Woolf, La Vérité n’est pas la vérité en appelle à la figure de la sorcière pour observer les potentialités de résistance qu’elle dessine face à un monde qui perd ses propres repères.
Mais la « sorcière » porte en elle cette indécision de concept mutant, constamment réinventé où chaque individu devient le reflet de sa singularité et des fantasmes, des craintes, intimes, personnelles ou sociétales qu’elle suscite. En cela, son érection au rang de figure tutélaire paraît bien fragile. C’est probablement cette intuition qui fait se rapprocher de son propos le discours qu’elle dénonce, « la vérité n’est pas la vérité » de Rudolph Giuliani, apôtre d’un libéralisme exacerbé pétri de contradictions dans ses dogmes économiques comme dans ses sursauts idéologiques. Si donc la vérité, en tant qu’état du réel débouchant sur un présent qui porte les stigmates d’un patriarcat triomphant, n’est même plus la vérité, quels outils de lutte peuvent émerger de la création et de la transformation de la nature pour penser un champ de bataille dont les protagonistes apparaissent bien plus définis par leur contexte social, leur opinion politique que par leur sexe ?
Le thème de l’exposition, sensible car irrémédiablement soumis au jugement, fait en ce sens preuve d’un certain courage et ce malgré le relatif effet de mode qu’il connaît aujourd’hui. Les attendus, opinions, craintes et espoirs engageant si profondément l’expérience personnelle du visiteur, chaque choix d’œuvre devient un prétexte à invalider l’ensemble du projet. Or, Caroline Cournède, la curatrice de l’exposition fait précisément le choix de brouiller toute binarité pour glisser avec intelligence autour des débats, laissant vivre chacune des propositions de ses artistes dans leur singularité à travers des espaces clairement identifiables et séparés. Sans s’ériger comme une entreprise programmatique, elle aborde le sujet par touches, naviguant en parallèle comme un astre aimantant à lui des problématiques cousines qui viendraient s’amalgamer dans sa zone de gravité.
Loin d’être homogènes, les artistes invités abordent la thématique avec un goût assumé pour l’ellipse, offrant un parcours qui s’il a pu nous paraître inégal, ne s’en fait pas moins le reflet des apories que la figure de « sorcière », ses fantasmes et sa récupération hâtive par une société prompte à faire « communauté » sous un label, traînent dans leur sillage.
On passera ainsi assez rapidement sur les deux films de Jonathan Martin qui bornent leur trame narrative à la présence de jeunes femmes muettes dont le rituel semble aussi convenu qu’une séance de spiritisme adolescent quand il ne s’agit pas simplement de filmer le corps (encore) d’une femme de dos dans les transports en commun, répétant le fantasme cinématographique d’une silhouette inséparablement liée au désir. Dans un tel contexte, la proposition et l’imaginaire qu’elle réactive paraîtrait presque utilisée à contre-emploi. Gaia Vincensini, elle, expose quelques croquis et une aquarelle ainsi que les reliques de performances passées qui laissent pour le moins perplexe tant la faiblesse des traits, la pauvreté de la mise en scène et l’absence de tout sens renforcent l’impression de vide. Un vide que l’on expérimente pour de bon dans la dernière salle de l’exposition où Meris Angioletti présente, elle aussi, quelques croquis d’une séance de lecture organisée auparavant. Mais le secret de cet événement, plutôt que d’être formalisé par un dispositif qui l’aurait sublimé ou, à tout le moins, mis en perspective, se voit scellé par le vide d’inspiration et de proposition que l’installation ne fait même pas l’effort de combler par la possibilité d’une nouvelle expérience.
Face à ces déceptions, la subtilité et la richesse conceptuelle de la photographie d’Ilanit Illouz réengage l’histoire de l’art dans un voyage où forme et origine s’emmêlent, offrant une image qui porte en elle l’indécision autant que la multiplication des perspectives. Des pierres jonchent le sol, surmontées de branchages qui pourraient tout aussi bien constituer le décor abandonné d’un rituel secret que le chaos inaltéré du temps sur le paysage. Un paysage qui lui-même renvoie à la photographie car il s’agit de pierres à l’origine du bitume de Judée, utilisé par les peintres depuis le Moyen-Age et dans les premiers tirages photo de Niepce. Plus encore, ses recherches autour des sels, dans leurs diverses acceptions et le symbolisme que le terme porte en lui donnent lieu à des expérimentations visuelles qui font la part belle à une énergie non domesticable, mystérieuse et pourtant tangible, outil concret de manipulation et d’invention qui conserve sa liberté tout en ouvrant la nôtre.
Un même souffle parcourt l’œuvre de Nina Cannell qui, pour énigmatique qu’elle soit, s’approprie à son tour les matériaux dans une installation qui mélange les genres ; de l’âpre dureté et gravité de sacs bruts de matériaux posés auprès d’un dispositif technique diffusant dans l’air une brume éthérée. Avec une simplicité grave, l’artiste propose une association obscurément sensuelle où la pesanteur se ressent plus qu’elle ne se perçoit. La rencontre des matériaux, l’absence de figure ou de volonté représentative de quelque nature qu’elle soit imprime un jeu de balancier dans les émotions nous laissant tout à la fois baigné dans le mystère de l’incompréhension autant que dans la volonté de résolution d’une association qui interroge notre rapport à la matière, au non-dit comme au secret insoluble.
Enfin, les deux vidéos de Marijke De Roover présentées en parallèle offrent une parenthèse jouissive, décalée, concernée et innovante dans leur forme explosive et libre. Les plans successifs et les cadres se fondent avec une énergie qui transperce les genres et les codes esthétiques, fondant sur l’ironie, le journal intime, la préciosité de l’imaginaire enfantin comme la croyance obscure de la consommation, le paradoxe des engagements et la répercussion des décisions de sociétés riches sur celles, exploitées, qui leur fournissent matière à se déculpabiliser.
Les rituels s’emmêlent, entre nature culture, appropriation, détournement et mise en scène de soi dont Marijke De Roover semble inventer la langue autant qu’elle l’emprunte avec une joie plus vénéneuse que contagieuse, ouvrant des capsules de sens aussi foutraques qu’inspirées. Entre conférences, documentaires, clips et créations visuelles, ces vidéos font valser les jugements et dressent leurs propres contre-points, inventent leurs propres contradictions pour filer, inarrêtables, vers le désir (délire) de faire vaciller les attendus de forme, les liens entre un propos et ses images. À son tour alors, elle inquiète, fascine, subjugue, amuse et déçoit, se muant en figure hantant sa propre production, de ses doutes comme de son corps, devenant tour à tour objet d’explication, outil de transmission, sujet de narration ou pièce à conviction.
Ainsi, si ses fondations s’intègrent d’emblée dans les paradoxes d’une époque qui cherche ses outils intellectuels de résistance, l’exposition agit comme un révélateur des ambiguïtés de son sujet et, prenant le risque de multiplier les perspectives, manque certes d’une consistance absolue mais parvient, par la réussite singulière de certaines pièces, à frayer un chemin vers une pensée véritablement nouvelle, libérée du piège de la seule performativité du discours.