Mimosa Echard — Galerie Chantal Crousel
La galerie Chantal Crousel présente la première exposition entre ses murs de Mimosa Echard qui imprime depuis plusieurs années sur la scène artistique l’empreinte d’un œuvre aussi immédiatement magnétique que profondément travaillé par des enjeux qui pensent en profondeur le bouleversement de nos attendus esthétiques.
Avec cette première exposition personnelle à la galerie Chantal Crousel, Mimosa Echard déploie ses créations comme autant de moments d’un processus qui installe dans l’espace un paysage sobrement empli d’indices organiques que contrebalancent une maitrise formelle et l’engagement ferme d’une création qui, dans sa poétique, fourbit ses armes pour d’autres luttes. Dans le titre même de l’exposition, Numbs, figure un néologisme camouflé ; des « idiots » que ce terme pourrait familièrement signifier, Mimosa Echard détourne l’adjectif dans son sens d’ « engourdi » en le formant comme un verbe, précise-t-elle, « sans sujet », une action en cours qui reflète le processus à l’œuvre dans ses propres pièces.
Une recréation de soi également, dans le miroir que nous tend sa nature à elle, avec comme figure de proue de l’exposition, une Narcisse plus ou moins lisible, plus ou moins visible dont la valeur symbolique se confond avec la nature. Son parfum entêtant et la forte présence d’alcaloïdes dans son bulbe renvoient à l’ « engourdissement » évoqué. La fleur, sous des formes toujours détournées est ici, comme à son habitude, un leitmotiv de l’artiste. Qu’il s’agisse de spécimens glanés au fil de ses recherches, de reproductions en images, de faux pistils, chacune des formes de celle-ci devient un motif duquel elle s’empare mais qui impose également son propre développement. Sous trois formes finales, l’artiste décline ici une suite de gestes et de compositions qui posent à leur tour racine dans l’espace de la galerie.
Un rythme ternaire orchestré par les trois méthodes de travail qui imposent à leur tour un cycle, autant qu’une cadence de déplacement dans le parcours ; des grandes formats rectangulaires figent une temporalité longue dont les coulures ont chu dans des bacs à leur tour exposés, de dimension plus réduite et recouverts d’une toile tendue, comme un linceul perpétuant le souvenir et révélant, entre ses fines mailles, une nouvelle image. Entre eux se succèdent les colonnes, sculptures de perles amoncelées, tissées et assemblées avec une patience qui confine à l’exercice spirituel. Un geste répétitif et méditatif qui assoit cette fois la pratique de l’artiste dans une association où a transformation s’opère par symbole et résonnance, figurant, à travers ces grandes gerbes ayant pour base retournée un bracelet, une végétation synthétique autant qu’une « monumentalisation » d’une molécule d’ADN. Des « mobiles » qui ordonnent l’espace dans une forme de contrepoint avec la construction aléatoire des accumulations qui ornent les cimaises. L’ensemble, équilibré et complémentaire, dessine une valse mécanique qui fait se rencontrer, selon l’artiste, « trois logiques » formant une « croissance synthétique » marquée entre autres par la figure du « cyborg » et de « l’insecte ».
Les lignes tortueuses sinuent sur le plan de ses grandes toiles tendues, pareilles à une peau parcourue des différents flux de vie en son envers et projetant l’ambivalence formidable de son travail, s’y dessinent autant les cicatrices d’un corps reconstitué que les veines d’un être vivant réinventé. La vie semble d’abord, à la manière de la matière qui recouvre ses créations, une épaisseur mate difficilement identifiable, nous mettre de côté par son mutisme mais se révèle accueillante par touches, partageant derrière une langue au premier abord énigmatique, voire ésotérique dans sa combinaison de signes hétéroclites, autant d’indices que de pièges tendus à la rationalité.
Emergent au sein de ces compositions riches, des clins d’œil appuyés, comme des « pop up » échappés d’une ligne de programmation que l’artiste aurait fait défaillir, une charmante représentation de panda hilare, une reproduction de la mascotte « Hello Kitty ». Derrière leur charme factice, leur charge de complicité régressive, ce pied de nez à la culture « pop » contemporaine n’est pas sans s’accompagner d’une certaine dureté, d’une âpreté à l’égard d’une consommation standardisée de la forme et des attendus de la décoration, détournant la violence de l’injonction sociétale au calibrage du désirable. Ce passage du cyborg au « kawaii », s’il fait appel à l’imaginaire des années 1990, bercé de haute technologie et d’une propension aux récits fleuves de nouvelles mythologies épiques, n’a rien d’une forme de légèreté.
Mimosa Echard détourne la « belle » image, les hanches langoureuses de nus reproduits ici dans deux grandes toiles, les accessoires d’apparat, les pastilles miroirs décoratives, les rubans et tissus de bas, autant de matériaux symboliques qui laissent transparaître le lien fondamental entre une myriade de problématiques touchant au corps, à la sexualité, à la perception sociale et aux forces d’émancipation, pour les intégrer à un système remis à plat. Par leur juxtaposition d’abord, sur une surface plane pour les grands tableaux puis par leur concrétion au sein d’un film qui les fond au plan. Appliquant matériellement sa vision dénuée de hiérarchie, elle s’empare des codes et objets de la culture, de la nature pour les faire vivre à sa manière, redonnant une liberté à la forme en l’impliquant dans une mécanique à la nouvelle tonalité. Une mécanique qui s’expose certes et répond aux exigences de l’art mais s’abstrait d’attendus qui la figerait. L’artiste réinvente alors un ordre à ces éléments, qu’elle compresse et comprime à la surface de la toile tout en gardant un sens de la composition volontairement doux, ne figurant de lignes obliques qu’à travers le déploiement de ses objets filaires. Elle inscrit dans sa mise à « plat » des formes une conscience assidue de la nécessité de s’émanciper de ces modèles, de tirer de tout notre environnement les outils pour dépasser les limites de notre condition, l’impossible inadéquation d’une ordonnance des corps quand leurs limites sont précisément en expansion. Entre invention et soin apporté aux éléments accidentés de notre monde, la cure de Mimosa Echard mêle l’organique et le synthétique dans un souci d’empathie qui charge ses trouvailles d’un pouvoir sensible qui déborde sa symbolique.
Le charme vénéneux de ses concrétions prend, si l’on déroule à notre tour le fil d’un processus que l’on peut métaphoriquement articuler entre chimie physiologique et, dans ses effets magnétiques, sorcellerie, un tour ontologique. Ces compositions orchestrées autour de points de gravitation qui redistribuent les lignes de force à la surface des toiles s’étirent entre les genres, s’imposent au-delà des catégories de la raison ; du débris, des matières molles abandonnées et privées de toute fonctionnalité émerge le charme pathétique d’une obsolescence reprogrammée, sauvée et magnifiée sans autre artifice que leur valeur artificielle même, leur glissement, dans la toile, vers le statut de la vanité. En d’autres termes, le « sublime » naît ici précisément d’une transposition de la disparition des « qualités » premières des objets pour laisser émerger, comme par un procédé de distillation, leur évidence et l’absolue singularité de leur être.
L’artiste développe en cela une forme de processus de révélation inversée ; les formes de ses objets, déjà dessinées dans l’espace, se voient brouillées et réinventée dans leur rapport aux autres à la suite de leur « bain » en apnée sous le marouflage qu’elle leur impose. C’est alors à d’autres lignes, d’autres contours d’émerger, révélant non pas leur captation de lumière les découpant du fonds du monde mais au contraire leur octroyant une capacité à s’y fondre, à reprendre place en son sein, à l’habiter d’une nouvelle manière. La « révélation » se fait métaphorique, elle traduit le regard d’une artiste sur des objets qui, pour inanimés qu’ils sont, n’en sont pas moins des vies en puissances, des sources d’une dynamique du regard invitant à faire œuvre du « monde » ; à y percevoir et reconstituer les mécaniques secrètes qui unissent fondamentalement, malgré leurs différences, matières organiques et synthétiques, proliférations naturelles et artificielles, développements biologiques et chimiques en ce qu’ils sont et font « corps », formes d’essences peuplant l’espace.
Plus encore donc que laisser « apparaître », Mimosa Echard fait véritablement « transparaître », dessinant dans la matière la brèche découvrant la dynamique intérieure d’une nature à évaluer d’un œil neuf. Entre réparation, suture d’un réel accidenté et greffe de l’imaginaire, l’artiste ente ainsi l’imaginaire d’agents activateurs qui le fécondent et fertilisent les rebuts pour en faire les spores d’un imagier à venir.