Zao Wou-Ki — Musée d’Art moderne de la Ville de Paris
Le musée d’Art moderne de la ville de Paris présente une exposition personnelle du peintre Zao Wou-Ki qui, si elle souffre quelques défauts, n’en constitue pas moins une plongée délicieuse dans un œuvre somptueux.
Très influencé, dans ses premiers tableaux, par la figuration libre et nouvelle de Matisse ou Klee (sur lesquels l’exposition choisit malheureusement de faire l’impasse malgré toute la lumière qu’ils auraient pu apporter sur le mouvement intime de son imaginaire), son arrivée à Paris va bouleverser sa conception de la peinture. Au contact de figures telles qu’Henri Michaux et armé de la volonté de repousser les limites de son expression, il déploie sur des formats immenses, alors peu usités, des paysages mentaux délestés de toute indice de sens. Rêveries oniriques, visions célestes, variations impressionnistes d’un radicalisme inédit de panoramas réels, le contact immédiat avec ses peintures des années 1950 résonne comme une plongée intimidante au cœur de l’inconnu.
Sous le titre L’espace est silence, l’exposition se place sous l’égide de la figure de ce même Henri Michaux, rencontre décisive dans l’histoire de l’artiste qui évoquait sa peinture à travers cette expression poétique : « L’espace est silence. Silence comme le frai abondant tombant lentement dans une eau calme. » Cette relation, aussi intime, secrète (leurs échanges réguliers ne se traduisent qu’à travers œuvres et hommages rendus l’un à l’autre) que, on l’imagine, féconde d’images, d’amitié et de rires, semble sourdre dans l’ensemble de son œuvre, comme autant de prolongement d’une conversation personnelle entre deux esprits ouverts au monde et désireux de ne jamais s’y laisser enfermer. Cette langue poétique et visuelle qu’ils fréquentent tous deux participe ainsi résolument à la liberté de Zao Wou-Ki dans l’exploration de son médium.
En ce sens, si l’un des premiers tableaux présentés sonne comme la somme programmatique d’une démarche ancrée dans son temps, Traversée des apparences qui en appelle aussi bien à l’effort intellectuel et philosophique d’une percée de la représentation traditionnelle qui confond vérité et reproduction mais plus encore à un voyage mental au-delà des sensations, des formes rassurantes d’un monde qui se découvre alors dans son intensité plus que dans son image arrêtée. En peignant de la sorte également ses propres sentiments (Hommage à Varèse mais aussi ses poignantes déclarations d’amour à ses deux femmes Nous Deux et En mémoire de May), Zao Wou-Ki fige et magnifie le cours incessant de son rapport au monde. Il intègre sa perception au continuum de sa représentation, teintant ses compositions d’un sentiment trouble, comme agis par des forces telluriques de la tectonique des âmes.
Derrière donc l’aspect métaphysique, la recherche presque transcendantale d’une essence du monde qui se donnerait dans son abstraction, le peintre aligne en réalité sur le plan de son propre regard cette vison cosmique qu’il en donne et parvient à insuffler au sein de cette déconstruction du monde une radicale immanence. Une manière de dépasser la dichotomie classique de l’être et du paraître qui fait coexister sur un même plan, celui du tableau cette fois, essence du monde, perception et manière de le faire apparaître, de le partager.
Un partage qui s’exprime également dans l’ancrage sincère du peintre dans l’histoire de son médium. Les hommages à Matisse et Monet, au-delà de leur fantastique intelligence des œuvres respectifs de ses aînés, sont autant de variations de styles que s’approprie et synthétise à merveille Zao Wou-Ki. Une manière de les rejouer qui ne manque pas d’évoquer la musique et les pièces d’interprétation libres (de la musique classique comme de la période la plus contemporaine). L’artiste joue véritablement de sa couleur et réinvente des pièces avec son propre style, des « remix » d’une étonnante modernité.
Enfin, la dernière salle présente une part encore plus profonde de l’identité du peintre avec l’utilisation, à la fin de sa vie, de l’encre de Chine, délaissée précisément durant sa carrière pour la proximité de son identité avec ce médium. Mais c’est aussi du côté de l’écriture, cet objet autour duquel il circule avec un étrange magnétisme tableau après tableau, semblant se couvrir par moments d’idéogrammes simulés, jamais distincts. À la fin de sa vie, c’est donc vers la simplicité du geste, l’évidence du trait qui rejoint la calligraphie chinoise sans jamais s’y enfermer et propose des variations purement sensibles de la forme. Une salle très intéressante mais dont l’éclairage est vraiment indigent. Une dernière toile, Le Temple des Han, mélange huile et fusain pour former un point de chute circulaire à ce parcours qui voit le peintre s’adonner à une figuration de paysage chinois. Teinté d’un violet spectral, la composition est très largement marquée par une dimension émotionnelle qui évoque tout à la fois le souvenir, la spiritualité et le recueillement de ce lieu, décor funéraire. La progression de son art apparaît alors comme intimement liée à sa biographie et, si l’on ne se noie pas sous les informations et le récit de son intimité, le parcours réussit toutefois à appuyer de façon convaincante cet étroit lien.
Si l’on peut donc saluer la volonté du musée de ne pas céder à l’évidente séduction et au piège du white cube magnifiant les peintures de Zao Wou-Ki dans une perspective purement esthétique, l’austérité des salles est tout de même trop importante et ne rend pas justice à la puissance visuelle de son travail. Pourtant, malgré cette contrainte causée par les travaux en cours dans le musée qui accentuent la brièveté du parcours et son éclairage très discutable, l’exposition du MNAM offre une lucarne sur une peinture bouleversante qui continue aujourd’hui d’affirmer sa modernité et l’urgence de sa découverte par les nouvelles générations.