Constance Nouvel — Entretien
Avec un triple projet dans trois lieux différents, la photographe Constance Nouvel (née en 1985) déploie en 2019-2020 un programme ambitieux qui repense les conditions de la fabrication de l’image. Entre la très belle exposition présentée en début d’année au sein de la galerie In Situ — Fabienne Leclerc, qui la représente, et un projet au Cpif de Pontault-Combault le 19 janvier 2020, l’artiste dévoilait cet été une exposition d’envergure au Point du Jour à Cherbourg. Elle y poursuit la mise en scène d’un regard creusant en trompe-l’œil une narration muette qui passe tout entière par l’expérience.
En plaçant le spectateur tour à tour dans le vertige de l’image et hors de sa structure, dévoilant le procédé de mystification de l’illusion du réel, Constance Nouvel conscientise le regard face à la photographie, retrace à l’aide de ces passerelles entre réel, nature et invention le tiret de la science-fiction pour faire coexister en un seul temps la science de l’image et la narration possible. Chaque photographie devient le cadre d’un jeu possible, accepté et ouvert où soufflent en silence des règles qui restent à inventer.
Guillaume Benoit : Comment avez-vous pensé ce triple projet d’exposition ?
Constance Nouvel // Prolongation jusqu’au 12 juillet — Réversible @ CPIF — Centre photographique d’Ile-de-France from January 18 to July 12, 2020. Learn more Constance Nouvel : Ce programme de trois expositions est né de l’invitation du Centre Photographique d’Ile-de-France et du Point du Jour1 qui m’avaient encouragée à penser une exposition spécifique. Avec ma galeriste Fabienne Leclerc, nous pensions également que cela pourrait être une bonne idée de faire un projet à la galerie (présenté en février dernier à la galerie Fabienne Leclerc). J’ai donc pensé une sorte de cycle d’expositions, trois moments répondant chacun aux contraintes de chaque espace. Le premier à la galerie, le second au Point du Jour et le troisième au CPIF. Chacun a donc constitué un plan de travail comme un champ théorique et pratique ; l’espace de chacun d’entre eux appréhendé comme lieu potentiel, rapporté à une réflexion générale autour de l’image qui a différents points d’entrée ; l’espace, le temps et la construction, cet élément par lequel « ça passe ».Une tridimensionnalité qui se rapport à votre démarche ?
Dans mon travail, la photographie pourrait se résumer à cette phrase : « un monde, une histoire, un jeu ». Si je commence à faire résonner l’idée d’un monde, d’une spatialité, l’idée d’une histoire, émerge immédiatement la question du spectateur amenant avec lui une forme de temporalité, une narration et un récit.
Le regard du spectateur est essentiel pour vous ?
Je remets toujours en question le spectateur et la manière dont il se projette dans les images. Est-ce qu’il est dans l’image, est-ce qu’il regarde l’image comme objet ? Le jeu est pour moi de comprendre comment tirer ce spectateur du réel vers des rapports d’abstractions, vers des idées de ce réel. Luigi Ghirri (dont on a pu apprécier la belle présentation au Jeu de Paume il y a peu — ndlr), qui est un artiste qui m’a beaucoup inspirée, explique très bien cette opération très importante qui se passe chez le regardeur devant les images de ses planisphères ; on passe d’une photographie qui serait une forme de signification à une opération de transition vers l’imagination. Je trouve cela particulièrement intéressant car il revendique déjà clairement l’image photographique comme un langage. Ce qui fait partie de mes préoccupations.
Le concept de photographie comme « monde possible » fonctionne à merveille avec votre travail, qui laisse une grande part à l’interprétation autant qu’il semble mener une forme de narration singulière. Envisagez-vous chaque image comme le fondement d’un monde possible ou l’ensemble participe-t-il d’un même monde possible ?
Je m’intéresse depuis quelques années à la science-fiction, à tout ce rapport au réel avec lequel on peut prendre une forme de distance et se libérer d’une photographie objective ou documentaire. Il s’agit pour moi de prendre ce médium et ses surfaces comme des tremplins pour en encourager l’interprétation. J’en joue également : que l’on se projette dans une image, dans l’espace d’une image ou dans l’image d’un espace, c’est la même chose. Ma préoccupation est de l’appliquer dans l’espace. C’est ce qui se passe finalement quand je prends en photo un décor artificiel, il y a toujours une superposition de plans qui multiplie les échelles pour les rendre complémentaires et perdre finalement les repères, ne sachant plus si l’on est dans les images ou si l’on est devant les images. Les deux sont donc possibles, je préfère ne rien exclure et je pense que c’est là où la sémantique est intéressante parce qu’elle permet de renverser les choses.
Comment s’articule justement l’importance revendiquée de la sémantique dans votre travail, est-ce quelque chose que vous souhaitez maintenir comme un possible arrière-plan, d’autant que vous-même n’utilisez pas de mots dans vos images, que l’on pourrait presque qualifier de silencieuses ?
La sémantique est très importante dans la construction. Quand je sens qu’il se passe quelque chose mais que je ne parviens pas à l’expliquer, je commence à triturer les mots, à décortiquer des champs sémantiques et lexicaux et à mener des recherches autour de définitions pour mieux comprendre ce que je suis moi-même en train de dire ou ce qui est en train d’émerger de la somme des images. Je ne sais pas si cela vient avant ou après l’image, je dirais que ce mouvement est continu, pendant la préparation du projet comme au cours de sa réalisation, même si, d’une certaine manière, je prépare toujours un terrain lexical qui me permet d’appréhender les images à disposition.
Comment choisissez-vous alors, dans vos compositions, les éléments et perspectives que vous soulignez ou confondez ?
Tout le travail se déroule entre laboratoire et atelier. Après avoir mis à plat les planches de lectures des photographies et, en fonction du projet que je prépare, je vais tirer celles qui me semblent apporter un élément de compréhension à la question qui l’anime. Si mes prises de vue arrivent généralement dès que je peux sortir du quotidien et avoir un œil neuf sur ce qui m’entoure, je les travaille ensuite, les modèle pour qu’elles aillent davantage dans ce sens et révèlent ce potentiel. Montrer en quelque sorte ce que les images peuvent dire sans entrer dans une forme de « mimesis » ou de représentation, d’illustration. Cela intervient donc toujours après la prise de vue, quitte à oublier même ce moment pour pouvoir me servir de l’image de la photographie comme un véritable support.
Plus on regarde vos photographies plus on s’aperçoit que vous photographiez des images qui travaillent les limites de leur bidimensionnalité ; des volumes, plis et des plans, comme si vous-même en cherchiez les limites.
La sémantique est comme une forme de troisième dimension qui aide la photographie à prendre forme. On peut avoir le sentiment, face à mes images, qu’elles sont extrêmement plates. En même temps, elles donnent cette sensation d’être des objets. Elles deviennent plus qu’un simple plan et je m’efforce de faire sentir du volume à leur contact, à travers la disposition spatiale ou la manière dont je peux aider le spectateur à s’y projeter ou au contraire à rester en retrait. Il y a donc une mise au point qui se fait en permanence et qui participe, je suppose, de ce déplacement et de ce volume que l’on perçoit presque mentalement.
Vous vous appuyez également sur des dessins dont vous recouvrez les murs ?
Ces structures viennent d’autres images que je garde en souvenir. J’ai beaucoup regardé les travaux de Ruscha, photos et dessins mais je ne suis pas une dessinatrice. Je m’inspire de certaines images très marquées par la radicalité architecturale des années 1960-1970 donc, de fait, cette esthétique est aussi présente, mais cela peut venir également du lieu d’exposition lui-même.
J’ai l’impression qu’avec votre travail, on se trouve toujours noyé, comme « au milieu », d’où l’analogie ressentie avec le trompe-l’œil de la fresque. Vous en utilisez les codes pour en souligner également l’artificialité féconde, montrant qu’on n’est ni dans l’illusion ni dans la passivité ? La question de la fresque, son côté kitsch, ce sont des choses que vous assumez, en tant que jeu avec le réel ?
Absolument. Dans le fond, je pourrais presque dire que je pense que la photographie n’est rien d’autre qu’une forme de fresque. Pourquoi pas ? Avec la photographie, on est toujours dans cette idée de se rapprocher de la réalité, on est devant un trompe-l’œil qui est plus qu’un trompe-l’œil. Il est absurde de la limiter à l’idée de « reproduction », cela écarte les notions d’interprétation du photographe mais aussi du spectateur. Selon moi, on ne reproduit pas la réalité en photographie. On peut la mimer, la copier mais la photographie ne produit pas de la réalité, elle produit autre chose, une autre réalité. En ce sens, la fresque ou l’art du trompe-l’œil sont un peu la même chose que la photographie.
Il y a donc presque une dimension de jeu auquel vous vous adonnez ?
Oui, c’est un jeu parce que je peux juxtaposer des images d’endroits du monde qui n’ont rien à voir, je m’amuse à tromper les choses ou à les lier. Si je prends les photographies d’aquariums par exemple, l’une des premières séries qui pourrait retracer cette idée dans mon travail, on y voit un cadre, un miroir qui renvoient une triangulation de l’espace. Il y a ce premier plan d’eau où l’on perçoit que le volume s’arrête devant nous bien qu’on ne perçoive pas la vitre, comme si elle-même s’arrêtait au niveau du tirage. Un premier mélange qui amorce l’arrière-plan d’une fresque qui, elle, est en deux dimensions. Ces aquariums ou dioramas me sont apparus comme des « boîtes », au même titre que l’appareil photographique, on entre dans une forme de reconstitution un peu étrange où des éléments apparaissent en volumes quand d’autres restent plats.
C’est comme cela que j’ai vraiment commencé à me concentrer sur l’idée de l’espace et la succession des plans. Ce jusqu’à mes dernières expériences de montages photographiques dans lesquels j’essaie finalement par moi-même de créer une autre forme de décor où je ramène de la matière. J’utilise pour cela des éléments comme du cuir ou du papier photo brillant noir qui, à leur tour, évoquent la question de la texture de l’image. De façon générale, je ne veux surtout pas que mes images soient neutres, je fais en sorte qu’elles soient teintées, qu’elles laissent apparaître une densité, une incertitude qui permet de ne pas pouvoir les dater. Il faut qu’elles aient des défauts.
Il y a finalement en elles comme dans tout votre travail quelque chose de sourd, quelque chose de mat qui réfléchit, en les piégeant, la lumière aussi bien que le son et perturbe encore notre rapport à l’espace.
Oui, quelque chose d’absorbant, cela m’attire beaucoup. Ce que j’apprécie dans les images c’est finalement lorsque, tout à coup, elles ne sont plus vraiment parlantes, qu’elles nous jettent dans un état où il n’y a plus rien à dire, dans une forme de béatitude, de contemplation, comme face à certains paysages capables de provoquer la même sensation. Cela m’intéresse que l’on parvienne à percevoir des sensations visuelles, colorées, des images « sans voix ».
1 Exposition Solstice, Constance Nouvel, Le Point du Jour, 107, avenue de Paris, 50100 Cherbourg-en-Cotentin, du mardi au vendredi de 14h à 18h, samedi et dimanche, de 14h à 19h — Tél : 02 33 22 99 23.