Entretien — Emmanuelle Villard
Avec deux expositions organisées conjointement à l’abbaye de Maubuisson et à la galerie des Filles du calvaire, Emmanuelle Villard offre une plongée bicéphale au cœur de son œuvre. Jouant des codes de l’histoire de l’art autant que ceux de la représentation et de la séduction, Emmanuelle Villard développe depuis près de vingt ans une œuvre qui ne cesse de s’enrichir de sa propre pratique du matériau, de sa propre confrontation à l’objet peinture. Avec Articifi Finti, l’artiste semble avoir, une fois de plus, atteint un palier nouveau dans son art et confirme la profondeur d’une création qui, si elle n’avance plus masquée, n’en échappe pas moins à toute identification.
Guillaume Benoit : Avec Artifici Finti # 1 et 2, vous proposez deux expositions parallèles à la galerie des Filles du calvaire et à l’abbaye de Maubuisson, comment avez-vous envisagé cette séparation ?
« Artifici finti #2 », Abbaye de Maubuisson du 30 novembre 2011 au 28 mai 2012. En savoir plus Emmanuelle Villard : Je voulais depuis longtemps faire une exposition en deux parties avec des attitudes d’accrochages radicalement différentes. Si les deux expositions ont été travaillées en parallèle, j’ai souhaité, pour l’abbaye de Maubuisson, un parcours proche de l’accompagnement, qu’il y ait un dialogue constant avec le lieu, avec la déambulation des spectateurs. À la galerie des Filles du calvaire, en revanche, c’est une attitude inverse, presque perverse parce que sans accompagnement, on est confronté directement à l’objet tableau et, puisque les séries sont mixées, il y a quelque chose qui peut être assez perturbant.Artifici Finti est un titre ambigu, qu’est-ce que cela signifie ?
J’ai choisi ce titre en italien non seulement pour la sonorité mais également parce qu’il se dégage de ces mots cette idée de « feinte ». Si la traduction littérale, « artifice factice », laisse apparaître une redondance à la manière d’un pléonasme, il s’agit d’un faux pléonasme puisqu’au final, cela s’annule. C’est une figure de rhétorique, la périssologie, un pléonasme sans effet et, alors qu’on utilise ces deux mots « artifice » et « factice », on se retrouve au contraire avec une idée de nature et de réel. Cette espèce de limite entre les deux est vraiment au cœur de l’exposition. De même, étymologiquement, les deux mots renvoient à cette idée de filiation, de faire, de métier, de temps d’apprentissage. C’est ce paradoxe qui m’intéressait ; derrière l’idée qu’on peut avoir de l’artifice et du factice comme quelque chose d’instantané et de très superficiel, on retrouve la notion du temps d’apprentissage.
Feindre l’artifice c’est aussi, au final, retrouver le naturel, tout du moins le suggérer sous la débauche des effets. Votre travail vous paraît-il se recentrer vers une certaine pureté, rejouer l’artifice pour atteindre quelque chose de plus essentiel ?
L’idée de pureté est très ambiguë, ce n’est peut-être pas le bon mot mais une idée d’essentiel peut-être. Longtemps, je me suis cachée derrière cette séduction de façade, plus jeune, ça ne m’était pas possible de revendiquer autre chose… Aujourd’hui, il y a beaucoup de ces interdits qui sautent et ça ne me dérange plus du tout d’employer ces termes, parler du sujet, le mettre en avant, quand bien même en peinture abstraite, évoquer le sujet est un « gros mot ». J’associe volontairement cette histoire de nature au sujet, c’est une de mes obsessions, la place du sujet dans son contexte, dans sa vie, son développement, son cheminement.
Parce qu’on se perd effectivement derrière cette lecture de votre travail comme simple vision cynique des codes de notre société. Est-ce qu’il y a encore du cynisme ou bien ces strass, ces outils de séduction sont devenus une véritable part de votre vocabulaire ?
La lecture qu’on peut avoir de mon travail est une conséquence un peu malheureuse du fait que les pièces jouent du trop de séduction, de la surenchère et des effets de surface, ce que j’essaie de raconter en filigrane, d’aller voir derrière ce qui se cache, c’est quelque chose de plus difficile à communiquer. Maintenant je ne me pose plus du tout la question de savoir si j’ai le droit de dire cela ou cela sur mon œuvre ; quand j’utilise ces objets-là, je me fais un peu violence parce que j’ai l’impression de faire mal à la peinture. L’ironie ou le cynisme sont peut-être là… C’est une posture un peu paradoxale, j’ai besoin de ce décalage pour créer une distance avec l’acte de peindre. Pour moi c’est salvateur, sans cela, je serais probablement débordée par la séduction que le medium exerce sur moi. L’ironie, il y en a donc toujours un petit peu mais c’est toujours du côté du rire, pas de la blague, mais peut-être un reste de posture duchampienne… C’est beaucoup moins présent à la galerie des Filles du calvaire parce que les tableaux, quelque part, sont plus autonomes, à l’abbaye, ils sont pris dans des dispositifs, il est donc plus difficile de les isoler.
Il y a également une grande part d’imprévu dans votre œuvre qui vient contredire cette séduction calculée qu’on vous prête. Vous laissez beaucoup de place au hasard dans votre pratique ?
Tout le temps. Le travail à l’atelier se développe en deux temps. Il y a une partie qui est vraiment le laboratoire où il y a une multitude d’expériences qui sont lancées, de manipulations picturales et, là-dedans, ça pullule, ça grouille et, de temps en temps, il se passe quelque chose dans lequel on peut isoler une série de gestes, un processus à extraire qui va donner un ensemble de pièces. Et face au premier état qui est un état de laisser-faire, de laisser-aller, comme la simple jouissance de la manipulation, il y a le besoin de reprendre les rênes, c’et là que le processus se met en place. J’essaie de trouver la pertinence mais même lorsque je ressers au maximum, il faut toujours que je laisse une part de liberté, une part de hasard. Il faut que ce soit le matériau qui décide, je vais tout faire pour qu’il me surprenne. Le hasard est donc important et, finalement, c’est lui qui permet que la pensée et l’intention se cristallisent.
Pour autant, pensez-vous vous effacer derrière vos œuvres et mettre à mal la notion même d’auteur ?
C’est assez ambigu en effet. J’ai abordé la peinture, lorsque j’étais étudiante, dans cette perspective de m’en extraire absolument, d’extraire toute subjectivité, toute projection dans le travail pictural, et je me suis rendu compte qu’à travers tous les choix que je faisais pour y parvenir (matériaux, processus), le subjectif me rattrapait constamment. Tous les mécanismes mis en œuvre pour produire la pièce racontaient finalement beaucoup de la subjectivité. Je ne voulais pas adopter une attitude telle que celle de Bernard Frize, purement analytique. Chez lui, le fait de mettre en place un processus fait que toutes les œuvres en découlant sont valides. Chez moi pas du tout. Il y a toujours l’idée de processus mais finalement ce processus, s’il réussit parfois un tableau, d’autres fois, il échoue. Il faut alors éliminer… Je suis un peu entre deux positions, essayant de limiter toute subjectivité et en même temps face au constat que quoi que je fasse, la subjectivité survient, ne serait-ce que dans le choix des matériaux, dans la « chorégraphie » de l’atelier, l’organisation du travail. Avant même que le tableau existe, tout ce qu’il y a dans l’atelier c’est de la subjectivité. Ou alors il faut créer des postes de travail aveugles avec des personnes qui ne savent pas à quel endroit de la chaîne ils se trouvent. Mais s’il y a vraiment bien quelque chose que je n’ai pas envie de reproduire en art, c’est ce qui se passe dans toutes les usines du monde. J’aime cette posture, elle est fragile, parce que pas radicale, mais c’est là où je me sens le mieux, je ne suis prisonnière de rien.
Votre travail laisse une grande part à cette impression du vivant, comme si les strass devenaient des parasites et vos tableaux des écosystèmes qui accueillent une prolifération d’un nouveau genre à l’image des tondi VEniaisery. Est-ce que cette tension vers l’organique a encore à voir avec un jeu de séduction / répulsion ?
La part de séduction / répulsion ce n’est qu’un outil pour mobiliser le spectateur, ce n’est pas le cœur du travail. Pour ce qui est de l’organique par contre, ces tondi l’illustrent vraiment très bien avec l’accumulation de petits artefacts destinés a priori soit au domaine du spectacle (maquillage, etc.) soit au domaine du jeu de l’enfance, mais toujours au travers de la mascarade. Cette accumulation est parfois telle qu’on a l’impression d’une moisissure, d’une espèce de putréfaction. Ce n’est qu’une conséquence du processus de réalisation ; quand c’est apparu dans l’atelier, c’était exactement ce que je souhaitais provoquer. Peu de gens acceptent d’y voir de la moisissure, comme s’ils étaient prisonniers de l’artefact, du strass, mais dès qu’on s’en aperçoit, cela saute aux yeux. D’autant que, dans ces tondi, on est sans arrêt confronté à son propre reflet, et ça renvoie à quelque chose du corps, du vieillissement. C’est donc, par moments, une « sur-saturation » d’objets qui convoque l’organique, précisément parce qu’aucun effet ne vient le mimer. Je ne veux pas peindre l’organique, cela apparaît à travers le processus de fabrication. D’autant plus que l’on parle ici d’éléments a priori impérissables, destinés au domaine de l’apparence. C’est une bascule. Et pour la première fois depuis toujours, j’ai travaillé à l’abbaye avec un matériau organique. Je m’étais interdit de travailler avec un matériau naturel puisque je voulais parler du périssable à travers des choses complètement manufacturées. Et ces pièces sont comme des espèces de martiens dans l’ensemble du travail.
Dans vos nouvelles séries, il y a beaucoup d’allers-retours, de recto/verso, c’est une dimension à laquelle vous êtes attachée ?
Les Lace, ces colliers bombés, dont le processus rend une illusion de volume très efficace, sont un négatif des tableaux très chargés avec ces multitudes d’accumulations. C’est le négatif total, même dans le processus de fabrication. Et le fait de chercher un négatif est récurrent dans mon travail, il faut toujours qu’il y ait un contre-poids, comme si j’avais la crainte d’être enfermée dans un type de pièce. C’était ma grande angoisse, être rattachée à un seul courant pictural, le négatif est donc un processus récurrent.
Avec les Décal en revanche, on peut avoir l’impression d’y voir un diamant, presque un strass dans ce processus qui n’a plus besoin d’artifice, comme dans une économie de moyens, pour recréer la pure attraction.
Les Décal sont vraiment nés d’un un geste singulier ; je prends une bâche sur laquelle je vais superposer des gestes, dans une sorte de jouissance de la peinture, de la tache, du dripping, de la coulure, je me fais plaisir puis, à un moment donné, je décide que ça va être un tableau. J’ai donc élaboré un système qui permet de transférer tout ce qui a été mis sur la bâche plastique sur papier ou sur toile. Je fais une boule avec la bâche et quand on la déplie, on obtient cet effet d’éclat. Mais c’est un geste on ne peut plus minimal. C’est aussi simple et que très tardif dans mon œuvre, cela a mis tellement de temps d’arriver à cette simplicité… Là par contre, tout ce qui est de l’ordre de l’organique disparaît puisqu’on est confronté à quelque chose de très lisse, comme si on était confronté à l’image de quelque chose. Et dans le cas de ce Décal n.12, je savais que j’avais envie de le déranger, de le perturber avec une sculpture que j’expose à côté. Ce diptyque c’est vraiment une cristallisation.
Une cristallisation à la manière d’une pierre précieuse qui proposerait un prisme nouveau au travers duquel observer différemment toutes les problématiques à l’œuvre dans votre travail ?
Cela synthétise en effet toutes les problématiques que je peux avoir dans la peinture et entre autres la difficulté que j’ai à peindre tout simplement, à peindre de manière classique, avec des pinceaux, avec le geste. Je ne l’ai jamais fait et c’est une espèce de souffrance, ou plutôt un questionnement : « Pourquoi moi je ne peux pas peindre avec des pinceaux ? Pourquoi je n’y arrive pas ? » Avec les Décal, ces pièces qui sont faites à l’aveugle avec la bâche retournée, ce qui va apparaître, je ne l’ai jamais vu. C’est un processus qui me permet de parler de la difficulté du geste de peindre, là je m’en donne à cœur joie. Comme un tour que je me ferais à moi-même et que je ferais à la peinture. On n’a plus le droit de faire des tableaux gestuels et moi, je ne vais faire que ça. Mais au final, puisqu’on est confronté à une surface très lisse, quasi photographique, tout ce qui relève de la matérialité du geste est absolument gommé. On pourrait presque croire à des photos de peinture. C’est une espèce de pied-de-nez à de nombreux discours anti-peinture mais ça je n’ai pas fini d’y réfléchir, c’est très nouveau…
Très souvent dans votre œuvre, la force de gravité est très présente et semble aussi véhiculer la gravité au sens métaphorique d’une certaine mélancolie, comme si tout était rappelé à la terre, un prélude au « tout redeviendra poussière ».
La chute, la perte sont des sujets qui m’obsèdent, déjà en tant que personne. Le temps qui passe, par rapport à la séduction, le masque qui se dégrade, qui se déplace, ces problématiques font l’intérêt des Medley ou des pièces suspendues, comme si j’essayais de fixer cette chute avec des éléments qui ont encore à voir avec le travail de mascarade. Mais le masque coule, comme le maquillage. C’est aussi une métaphore de la manière dont la représentation que j’avais de l’art a elle-même décliné. Il y a eu, depuis vingt ans, beaucoup de changements qui ne sont pas forcément tous attristants mais, face à la profusion des artistes, des galeries, des foires, je ne peux pas m’enlever de l’idée qu’il y a une espèce de perte, une perte de pertinence, d’enjeu et d’exigence. Il y a quelque chose qui dégouline un peu là, et pas forcément dans le bon sens. D’où la récurrence de la perte et de la chute.