Entretien — Guillaume Leblon
Les ailes fragiles d’un moulin perforant l’espace d’une salle trop étroite, l’étrange sensation d’un bloc de terre suintant au sol : l’instabilité est récurrente dans les sculptures et installations de Guillaume Leblon. Facilement associé à l’art conceptuel et au matérialisme, cette rencontre est l’occasion d’une reconsidération de sa démarche. Après sa nomination au Prix Marcel Duchamp 2011, l’artiste investit la Fondation Ricard du 15 novembre au 23 décembre 2011, et participe à l’exposition Pour un art pauvre, présentée jusqu’au 15 janvier 2012 au Carré d’Art de Nîmes.
Timothée Chaillou : Trouves-tu confortable que les textes écrits sur ton travail insistent à outrance sur l’aspect matérialiste de ta production, faisant primer les particularités et caractéristiques des matériaux ? Seule l’essence du matériau créerait-elle la logique de développement de tes sculptures ?
Guillaume Leblon : Je ne me suis jamais défini comme matérialiste. Je pense que la responsabilité des gens qui souhaitent écrire est engagée, pas la mienne. Les textes écrits sur mon travail ne m’intéressent pas et je n’ai pas envie d’avoir un contrôle sur ce que je trouve pertinent ou non dans ces écrits. Le seul texte auquel j’aime faire référence est celui de Jan Verwoert qu’il écrivit pour le catalogue de mon exposition au Kunsteverein Düsseldorf, un texte rédigé sur l’idée qu’il avait de mon travail en abordant sa propre relation à l’espace et à sa table de travail. C’est un très beau texte dans lequel mon nom n’est pas cité. Il décrivait sa relation aux formes modernes qui l’entourent et mettait en perspective mon travail dans son contexte quotidien.
Dans la pyramide des choses places-tu les formes avant les idées ?
Il n’y a pas, pour moi, d’échelle hiérarchique entre les idées et les matériaux. Je ne pense pas que cela puisse se penser de façon aussi doctrinaire, c’est très fluctuant suivant le travail que je poursuis. Je réfute souvent l’histoire conceptuelle, son étiquette : c’est aussi réducteur que l’étiquette matérialiste. Je pense que ces choses s’embrassent, se mêlent. Me définir comme conceptuel, matérialiste ou en filiation avec l’Arte povera sont des questions de définition auxquelles je n’ai pas réfléchi, et d’ailleurs, je ne pense pas que ce soit à moi de le définir.
Une forme est un véhicule : « la forme ce n’est pas une fin, mais un moyen d’arriver quelque part », disait David Lamelas. Est-ce que tes œuvres trouvent une raison d’être autre que dans celui du langage des formes ?
Oui, pour Sand Rise West 1 et Sand Rise West 2 (2011) je ne pars pas d’une idée mais d’une image mentale. Malgré tout, cela procède aussi de l’idée : celle de faire les objets que je réalise. La part aléatoire de ce travail fait que l’idée se retrouve mise en échec. Les œuvres que j’expose à la Fondation Ricard procèdent de façon différente : ce sont des collages, des œuvres avec une temporalité différente. Elles ne sont pas déterminées par des gestes mais par l’inscription de ces pièces dans l’atelier, dans le contexte qui est celui de l’origine de mon travail. Une pièce peut se développer sur une période d’un an, les choses s’accumulent, s’augmentent au fil du temps. Le point de départ n’est pas une idée ou un matériau, c’est une forme. Souvent, l’objet structurant est un meuble ou la partie d’un meuble, qui possèdent des caractéristiques de mise en valeur d’objet ou de stockage mais qui sont devenus caduc, qui ont perdu leur fonction. C’est souvent l’un des éléments déclencheurs d’une œuvre.
Tu parles du collage, cela évoque le collage qu’est Faces contre terre (2010). Est-il un « espace démocratique » ? J’entends par espace démocratique, une zone délimitée, physiquement et temporellement, dans laquelle s’expriment en même temps des voix différentes sur une base égalitaire.
Cette pièce est une collecte du mobilier rejeté par la population de Saint-Nazaire sur lequel le visiteur marche. Je n’ai pas pensé cette pièce en terme de démocratie, mais plutôt comme un espace de profanation, non pas dans son caractère opposé au sacré mais plutôt comme mettant à mal un interdit concernant l’identité et le caractère de l’œuvre. Il s’agit d’une multitude d’incarnations. Il y avait quelque chose de touchant dans cette pièce car ces meubles, faits de plastique et de formica, correspondaient à une certaine classe sociale, celle d’un milieu ouvrier. C’était presque un paysage social.
Était-ce important pour toi de rehausser le parcours du spectateur, de le mettre sur un podium ?
Non, pas forcément, mais c’est vrai que les spectateurs étaient sur une estrade. Nous avons d’ailleurs fait jouer une pièce dans cet espace, L’Entretien.
Comment envisages-tu la part nostalgique de Faces contre terre, de ces grandes aile de moulin qu’est Four Ladders (2008) ou le vieux chauffage qu’est Common Heat (2008) ?
Four Ladders et Common Heat ont un aspect nostalgique car leur fonction est rattachée à un temps passé. Je suis quelqu’un de très nostalgique. Je pense que la nostalgie c’est la quête d’un endroit pour le repos mental, ce n’est pas un rapport niais au passé. Four Ladders n’est pas un objet sentimental, c’est un objet qui fait intrusion dans un espace donné. Je l’ai pensé comme une structure, une architecture entrant dans une autre architecture. Il est vrai que l’on ne peut pas se détacher du côté fonctionnel et caduc de l’objet, mais c’est un objet qui entretient un rapport fort avec le corps et l’espace. Pour revenir sur la nostalgie, il y a peut-être quelque chose de nostalgique, dans mon travail, que je ne perçois pas forcément. En tout cas, je ne fais pas un travail sur la nostalgie. Pour Common Heat, il s’agissait d’un élément de mon atelier. J’ai du mal à le considérer comme un objet nostalgique car il avait une véritable fonction. Alors que je déménageais j’ai moulé le poêle qui étant dans mon atelier. J’en ai fait une pièce en céramique : le poêle à été créé par son propre feu.
Une tautologie.
Oui. Et cela tire la pièce sur un autre terrain que la seule nostalgie : rendre inutile un objet qui l’était et le créer dans un autre matériau qui celui de son modèle original.
Il y a tout une sémantique de l’état amoureux et passionnel qui permet de décrire ton travail : tendre, fusionner, pénétrer, s’abandonner, etc.
J’ai beaucoup moins de mal à revendiquer cela ! Bien sûr, je ne le dis pas de façon si claire mais mon dernier travail était un baiser fusionnel (Sand Rise West 1 et Sand Rise West 2 (2011)). La coulée du métal sur le sable d’une plage non nettoyée est clairement érotique, une fusion entre deux matériaux dont la rencontre est improbable. C’est un baiser, deux matières qui s’embrassent. Cela vaut pour plusieurs de mes travaux, comme par exemple Double Puits (2008).
Penses-tu t’abstraire de tout sentimentalisme ?
Le sentiment, le pathos c’est l’omerta en France ! Pourtant je suis un sentimental. Il y a une dictature du minimalisme, de l’art conceptuel. Pendant mes études aux Beaux-Arts, tout était analytique, processuel. Il ne fallait pas parler de sentiment, ou de soi. Il fallait s’exclure. J’ai mis du temps à faire le chemin inverse. Les artistes que je regarde ont mis du sentiment dans leurs œuvres, ils ont humanisé l’art minimal comme Felix Gonzalez-Torres ou Robert Gober. Pour Notes (2007), c’était assez compliqué d’assumer cette part de pathos. J’espère que l’on arrive à ne pas le lire de façon frontale.
Penses-tu produire des vanités ?
Non, pas du tout. La tradition de la vanité me dégoûte. Je ne peux pas la regarder, c’est une chose marchande, qui se répète et qui est hors de la réalité. Cela me laisse perplexe.
Ta série de pastel sur papier Wet Sands (2010) évoque-t-elle une forme de sensualité ?
Oui, absolument la sensualité entre en jeu. Ce sont des productions qui demandent beaucoup de temps, qui sont faites à la main, par couches successives. Cela leur donne cette qualité dense qui renvoie à une profondeur, à la nécessité d’une profondeur atmosphérique. C’est un travail qui renvoie à une sensation, presque visualisée.
Carl André dit : « mes sculptures sont des masses et leur sujet est la matière ». Y a-t-il dans certaines de tes sculptures une accaparation spatiale, territoriale, appuyée ?
Mes pièces ont à voir avec l’occupation d’un territoire. Elles procèdent toutes de cette façon là, par rapport au territoire. Pas seulement sa circonscription mais aussi sa présence. Pourtant il n’y a pas de démonstration de force. Je ne conçois pas un art masculin. Pas de façon aussi définitive que le Double Puits qui génère une espèce d’aspiration, un espace absent. L’enjeu est de happer le spectateur. Quelle est la stratégie pour que le spectateur puisse voir au mieux une pièce ? Cela passe souvent par la contrainte, même si elle est douce.
Ne penses-tu pas que Four Ladders pourrait être la représentation démonstrative d’une puissance ?
Non, de par sa matérialité, justement. Il y a une extrême fragilité dans les ailes de ce moulin, qui crée une légèreté très visible.
Pourquoi cette teinte, cette palette, grise/beige/noir/blanc dans ta production ?
Je pense qu’au départ c’est une réaction contre le post-pop à la française. J’ai le sentiment d’avoir appuyé sur cet aspect qualitatif et chromatique en réaction à cette scène. Ce n’est pas une anémie de la couleur car il y a, comme tu le dis, une palette de couleur. Cela permet de voir autre chose que la couleur : la façon dont elles travaillent les formes. C’est une question d’instabilité : une couleur fade, qui ne se définit pas au regard comme une couleur nommable, préserve un caractère instable. J’aime retrouver cette instabilité dans mon travail.
La teinte de ces formes « fondrait »-elle dans un paysage campagnard, pour le préserver de teintes non naturelles ?
En effet. C’est une mise en relation avec le paysage. Mon travail procède du paysage.
Es-tu proche de ce que dit Patrick Saytour : « Les objets pop ou nouveaux réalistes étaient des objets vite produits, vite échangés, électrisés, frémissants, ivres de circulation, obéissant à des attractions multiples et à toutes sortes de stimulations. Les objets qui me choisissent sont des objets aux trajectoires lentes, en orbite basse, en train de décroître, de ralentir, de se figer. »
Si je devais situer mon travail, je parlerais plus de filiation que d’opposition. Dans le choix des objets, il s’agit plus d’une position, d’une attitude. Le travail d’un artiste est une position par rapport à des choses qui se font. Je serais plus à l’aise avec des filiations. Concernant ce que dit Patrick Saytour, je ne pourrais pas considérer mon travail comme tel, figé. Mon exposition à la Fondation Ricard n’est pas du tout figée, il n’y a pas de plan de montage, elle est changeante. Il est impossible pour moi de quitter l’instabilité de mon travail. C’est une préoccupation permanente, même si certains objets s’apparentent plus à des gestes.
Dans le discours qui entoure ta production il y a une insistance extatique sur les notions de processus et de « fait main », penses-tu qu’il faille entrer en compétition avec la délégation et la commodity sculpture ?
Il y a le fait main, bien sûr, mais c’est une position. Tout travail découle d’une position d’artiste, de choix. C’est toujours moi qui ai la main. Plus je travaille avec moi-même, mieux je me porte. J’entends beaucoup d’artistes qui se voient comme des entrepreneurs, cela ne m’intéresse pas du tout. Dans mon travail, il y a une banalisation du travail fait main, du geste. La trace prodigue quelque chose, elle n’est pas là pour elle-même. Elle est produite dans un temps, dans un contexte donné, elle possède une mémoire. Dans le cas de Robert Gober, tout est fait main, c’est constitutif du discours sur son travail, de sa pensée. La seule chose à laquelle je veille est le caractère instable lié au fait main. Pas un fait main au sens premier, mais plutôt au sens de la complexité qu’il y a à remontrer mes pièces.
Crées-tu une sculpture non discursive ?
Oui, car le travail ne correspond pas à une image. Il y a une multitude de choses qui ne peuvent pas s’unifier, faire un. Certaines de mes sculptures sont plus bavardes que d’autres, peut-être que certaines chuchotent. Je pense par exemple que le travail de Gabriel Kuri est plus bavard que le mien.
Y a-t-il quelque chose de l’ordre de la contamination dans ton travail ?
Oui, c’est quelque chose sur lequel je travaillais beaucoup lorsque j’étais étudiant. Chercher comment les choses se contaminent les unes les autres, sans que cela ne soit forcément perceptible. Ma façon de travailler est basée sur la contamination : les pièces se contaminent les unes les autres.
Que penses-tu de cette lettre de Mozart, à propos de quelques-uns de ses propres concertos (KV 413, 414, 415) : « Ils tiennent le juste milieu entre le trop difficile et le trop facile. Ils sont brillants…, mais ils manquent de pauvreté ».
C’est assez beau, mais on a toujours l’impression que c’est la formule d’un génie qui se sait lui même génial. Plus on travaille plus on écoute son œuvre.