Joel Shapiro
Figure emblématique de la sculpture américaine, Joel Shapiro présente une exposition d’œuvres réalisées depuis les années 1980 à la galerie Karsten Greve. Souvent associé à l’art minimal, son travail s’en distingue pourtant par ses questionnements à la limite entre abstraction et figuration, tout en interrogeant notre rapport à la forme sculpturale et à l’espace qu’elle détermine.
Élodie Voillot : Vos recherches portent sur la relation entre la sculpture, son environnement, et son observateur. Aux États-Unis, vos œuvres sont présentes dans l’espace public permettant une appropriation par le public. Comment selon vous cette relation se reconfigure-t-elle dans l’espace de la galerie ?
« Joel Shapiro — Wood Plaster Paint », Galerie Karsten Greve du 3 mai au 23 août 2014. En savoir plus Joel Shapiro : L’espace de la galerie offre la possibilité d’une lecture rapprochée de l’œuvre. Idéalement, l’espace devrait permettre de se concentrer sur elle. L’architecture devrait disparaître pour laisser place à une perception agréable et discrète des œuvres. Les conditions d’accrochage influent toujours sur la perception du travail — il y a toujours un dialogue entre les œuvres et le lieu. Peut-être est-il plus facile de saisir un groupe d’œuvres quand celles-ci se répondent mutuellement, permettant ainsi à une narration plus complexe de se déployer à mesure dans le temps.Historiquement, les œuvres dans l’espace public ont pour fonction d’être le relais singulier d’un événement ou d’une identité dans la mémoire collective. Les œuvres contemporaines sont moins descriptives et, d’une certaine manière, plus stimulantes en ce qu’elles mettent en jeu la perspective individuelle des observateurs ; ce qui donne à la forme une dimension critique. L’observateur doit en ressentir l’immédiateté et la nécessité. Or, le rapport d’échelle entre l’observateur et une œuvre publique est exigeant, ce qui a fréquemment pour conséquence la perte du lien d’intimité entre eux. Cela est encore plus sensible aujourd’hui où l’expérience commune s’est diluée.
Le bronze, que vous utilisez très fréquemment, est un matériau noble, traditionnellement destiné aux monuments publics. À la galerie Karsten Greve, vous présentez des œuvres moulées en plâtre et en bois — parfois peint. Comment intervient le choix des matériaux, à quel moment du processus créatif se fait-il ?
La décision de fondre — de transformer un matériau d’un état à un autre — est l’aspect le plus intéressant du bronze. Cela a clairement une implication monumentale et durable. Mes premières œuvres étaient volontairement petites mais j’ai choisi de les fondre. Je ne pense pas que cela était ironique ni une façon d’insister sur la forme vis-à-vis de sa nature expérimentale. La fonte était inhérente au processus plutôt qu’un moyen de reproduction. Avec la fonte, il y a une perte d’intimité et peut-être en même temps un gain équivalent de cohésion et d’intensité. Donc c’est un compromis. Le bronze semble être plus approprié pour des structures cohérentes où toutes les parties deviennent un ensemble. Le bois est plus immédiat, plus rapide, il dépend de la construction et est plus léger. Les formes plus dispersées et moins compactes fonctionnent mieux avec le bois et sont presque impossibles à réaliser en métal. De plus, le bois est anti-monumental et plus gai. Inversement, la fonte suggère peut-être une sorte de monumentalité ou de grandeur qui tend souvent vers la statuaire, ce qui est problématique.
Les œuvres de cette exposition sont plus joyeuses et expérimentales. La plus grande est coulée en plâtre. Dans ce cas, le plâtre a été moulé dans la forme négative du bois. La surface du moulage est l’inverse du contreplaqué. La forme n’existait pas jusqu’au moulage dans la mesure où c’était un vide. Le torse en bronze tronqué est répété dans une plus petite figure, complète et suspendue, mais moulée en plâtre. C’est un jeu entre permanence et fragilité. Le matériau est communicatif et permet un large éventail d’expressions. La confrontation entre du bois et une trace de bois dans un bronze est une manière de développer la compréhension de ces matériaux. La peinture peut rassembler des parties distinctes ou rompre une forme unie. C’est une propriété physique en ce qu’une enveloppe peut être plus ou moins transparente. La couleur est une autre question qui, évidemment, peut modifier la perception des formes.
Par ailleurs, vos œuvres portent souvent les traces de leur construction, on y voit les clous, les systèmes de fixation, ce qui vous a éloigné de l’art minimal. Quelle importance donnez-vous au « faire » du sculpteur ?
L’aspect le plus intéressant d’une œuvre est la manière dont elle est faite. Personne ne peut inventer de forme, et la plupart des images sont issues de variations et d’évolutions. Il est seulement possible de les recombiner et éventuellement de développer de nouvelles perspectives et de nouvelles compréhensions de celles-ci. Ce qui est important c’est la mise en œuvre d’une image. Et de cette perspective l’acte et/ou le processus sont essentiels.Il en va de même avec les moyens utilisés — charnières, cales, soutiens, câbles, clous, attaches. Tout est décision d’ajouter ou de soustraire. Tout est engagement et structure. La forme parfaite est un concept de design où la pensée et le processus sont enterrés dans l’objet. L’art est plus simple, plus direct, et probablement plus révélateur. Fondre une sculpture peut cacher le processus, mais j’ai fait un effort tout particulier pour conserver les traces des modèles et de leurs formes. Toutes les textures de bois, visibles sur certains bronzes, ont pour origine les éléments de bois que j’ai utilisés pour leur fabrication.
Je voudrais penser que mon travail est devenu une investigation sur comment la forme peut ne pas être conditionnée par l’architecture et la planéité. Je pense que tout cela a pour source notre conviction que le plan est à l’origine de tout — la page, le plan de table ou le sol. Et en effet, la gravité conditionne la nature de la forme. Mais les œuvres les plus intéressantes transcendent cette condition, et parviennent à convaincre qu’elles existent selon leurs propres règles. Le minimalisme a souvent défini l’espace en utilisant des matériaux industriels disposés au sol ou au mur et se basant sur la planéité elle-même. La forme remplissait l’architecture, qui en était la condition. Je travaille contre cette conception.
En faisant le choix de la monumentalité, des matériaux traditionnels, mais aussi de la recherche du mouvement dans des formes statiques, votre travail s’inscrit dans une histoire de la sculpture tout en ayant participé à sa remise en cause. Que représente aujourd’hui pour vous ce double héritage ?
Je conçois davantage la sculpture comme un discours continu. Il y a bien évidemment des moments meilleurs que d’autres mais, fondamentalement, la tentative de donner une forme à une idée est constante. Le sens se déplace et rebondit à différents moments. Ce qui est nécessaire quelque part peut être superflu ailleurs. La meilleure œuvre est toujours engagée et a une autre qualité qui est toujours là — un certain sens de la découverte combiné avec la nécessité et la conviction — peut-être l’extase ?
Construites à partir de formes géométriques articulées, vous décrivez vos sculptures comme des « manifestations du corps ». En effet, il y a presque une dimension chorégraphique dans votre travail, à la manière d’un danseur qui cherche le meilleur développement de ses membres dans l’espace et qui semble toujours en tension, en un précaire, mais fulgurant, entre le sol — dont il cherche à s’extraire — et un firmament inatteignable. Comment envisagez-vous le rapport entre votre travail et celui de chorégraphe ?
Les danseurs sont liés à la gravité et doivent faire d’énormes efforts pour se détacher du sol. J’aime le sol, mais je déteste être contraint. Souvent les sculptures ont l’air d’être tombées ou d’être plantées, certaines peuvent se lire comme une page. Mon travail tente de se détacher de la gravité, qui est la plus écrasante des forces. Clous, câbles, boulons — tout est bon pour y parvenir.
La question « quand y a-t-il art ? » est une question récurrente de l’art contemporain et de l’esthétique. Vous semblez à votre tour la reconditionner au domaine de la sculpture en vous demandant, et en nous demandant, quand y-a-t-il une sculpture ? Où se situe le début du geste sculptural ?
Je pense que la sculpture est une projection et une articulation de la pensée comme forme. Un enfant tétant un sein, attrapant les doigts de ses parents, faisant ses besoins — peut être l’origine de l’association entre forme et nécessité. La sculpture développe cette idée, et je pense que sa contribution à la compréhension de soi et des autres est réelle.
Pensez-vous que la conscience de la dimension sculpturale des objets qui nous entourent transforme notre regard sur l’environnement ?
Je pense qu’il est possible de pousser quelqu’un à prendre conscience de la matérialité et de l’espace qui constitue notre environnement. Oui, la sculpture peut expliquer, articuler et situer des phénomènes profonds — extase, subjugation, brutalité, joie, vide. La forme est aussi politique, et habituellement est chargée d’intensions qui influent sur notre perception d’elle.