Entretien — Laura Henno
En plus des images réalisées il y a deux ans dans un centre médico-psychologique à Dunkerque, Laura Henno présente deux nouvelles séries sur lesquelles elle revient avec nous. Réalisées respectivement à Calais et sur l’île de la Réunion, toutes deux évoquent la migration clandestine. Loin d’une démarche documentaire, la photographe porte un soin particulier à la mise en scène et à la fiction, cultivant une indétermination spatio-temporelle intrigante et passionnante.
Léa Chauvel-Lévy : Pouvez-vous nous présenter le contexte de ce travail sur l’île de la Réunion ?
Laura Henno — Summer Crossing @ Les filles du calvaire Gallery from December 6, 2012 to January 16, 2013. Learn more Laura Henno : Je suis allée trois années de suite sur l’île de la Réunion. J’y ai eu envie de poursuivre un travail effectué à Rome sur les personnes en transit et sur la migration à travers la relation figure / paysage. Je poursuis ici cette réflexion à travers la migration qui converge vers la Réunion et qui vient principalement des Comores, de Mayotte, plus précisément. J’ai rencontré un groupe de jeunes comoriens et maorés qui projetaient de venir en Métropole, tous dans une situation d’attente. Je leur ai proposé qu’on travaille ensemble sur des photographies mises en scène qui évoquent non seulement leur histoire particulière mais qui entrent aussi en résonance avec l’histoire de l’île, l’esclavage et le marronnage.Certaines de vos images évoquent les « marrons » ?
Oui, c’est une piste parmi d’autres… Elles peuvent en effet faire écho aux neg’marrons, ces esclaves qui s’échappaient des plantations pour se cacher dans les montagnes. Ils empruntaient les rivières, formaient des communautés cachées dans les forêts pour essayer de retrouver une vie libre. Une forme de résistance à l’esclavage en somme. Mon travail essaie de capter cette dimension de survie à travers l’espace naturel. La forêt comme lieu de repli, de résistance et de cache. D’ailleurs, la forêt dans l’histoire a toujours été un lieu d’invisibilité. Et puis cela m’évoque aussi les marrons qui caractérisent également celui qui se faisait passer pour un affranchi avec de faux papiers.
Dans une de vos photos, on voit des hommes tapis sur le sol, ils se fondent dans la nature et forment comme un camouflage…
Oui, la migration clandestine induit nécessairement un rapport physique du corps avec l’espace naturel. pour moi, cela résonne avec le marronnage, dans l’idée de devoir fuir dans la forêt et d’y survivre. Que ce soient les migrants d’aujourd’hui ou les marrons à l’époque, ce qui m’intéresse c’est la brutalité de la survie où le corps est mis à contribution et sous tension.
Que cherchez-vous dans la mise en scène ?
J’ai toujours eu un parti pris fictionnel. Tout mon travail est dans cette veine. J’ai besoin de reconstruire, de reconstituer. De passer par un temps de digestion de ce que je vois, observe. Ce qui m’intéresse, c’est de décaler le réel vers autre chose et de faire des images qui se situent à la croisée de différents registres, cinéma, peinture, photographie…
Tous ces personnages posent. Leur avez-vous demandé de courir dans l’eau, de se tapir dans la forêt ?
Oui, tout est absolument scénarisé. Je travaille avec beaucoup de notes, de croquis… J’accorde beaucoup d’importance au repérage des lieux. Les photographies ont parfois donné lieu à plusieurs séances et tous les jeunes savent évidemment qu’ils jouent un rôle. Ils incarnent des personnages. Il s’agit parfois de leur histoire, mais pas toujours.
Est-il important pour vous de construire à travers ces images une narration ?
Une narration, oui, mais non linéaire, même si les personnages d’une photo à l’autre portent les mêmes vêtements. Il s’agit plutôt d’un récit avec des évocations qui pointent vers des temporalités différentes. Certaines de mes images renvoient au marronnage, d’autres à la migration d’aujourd’hui. Il n’y a pas d’unité de temps et de lieu et chaque scène est très autonome.
Dans la série réalisée à Calais, une image, très forte, montre un groupe d’hommes à l’allure de revenants, pris en contre jour dans une lumière d’aurore, qui sont-ils ?
Des réfugiés et des figurants. En l’occurrence, ces réfugiés reviennent sur un lieu qu’ils connaissent, qu’ils ont traversé. Lors de mes repérages, j’ai longtemps eu en tête cette vision de ces migrants qui revenaient au petit matin épuisés après une nuit de planque pour monter dans les camions. Cette image, fantomatique, surnaturelle, cela faisait deux ans qu’elle me hantait, j’ai fini par la construire. Elle parle également des gens qui n’arrivent pas à passer et restent prisonniers pour un temps indéfini à Calais.
Vous travaillez avec un groupe mixte composé de figurants et de réfugiés… C’est un pur jeu de rôle avec des gens rémunérés pour poser ?
Oui, tous sont rémunérés, bien sûr. C’est un travail de collaboration sur le long terme qui nécessite une vraie implication de leur part. Ce qui m’importe c’est de mettre en place une équipe qui participe à l’aventure artistique dans la confiance. Pour moi il est important de travailler avec des gens qui n’ont pas nécessairement vécu les situations que je mets en scène.
Pour dédramatiser ?
C’est surtout une façon de m’accorder plus de liberté. Et puis, très concrètement, je ne peux pas faire jouer le rôle d’un passeur par un réfugié en demande d’asile. Je travaille avec des amateurs, un peu comme l’ont fait certains réalisateurs du néo-réalisme notamment. Jamais avec des professionnels en tout cas, pour garder une grande fraîcheur et une spontanéité, sans tics de comédiens.
Les décors, le cadre où vos mises en scènes prendront place sont-ils un point de départ ?
Pour certaines images oui. Dans le cas de la photographie où l’on voit le passeur et les réfugiés dans la jungle de Calais, j’ai d’abord trouvé le lieu avec cette immense tâche noire de feu qui atteste d’une présence ancienne de réfugiés, comme une trace. Cette tâche vient perturber un paysage très classique qui a beaucoup été représenté par l’École du Nord. Il y a donc dans cette image une double temporalité, d’un côté la trace contemporaine des migrants d’aujourd’hui, et de l’autre, une dimension romantique qui renvoie à une autre époque.
Il y a une indétermination des lieux et des dates dans vos images, certaines évoquent même des situations de guerre. La fumée, notamment, pourrait être interprétée comme des obus qui éclatent au loin…
Oui, j’aime que la fumée industrielle de Calais, que je représente parfois avec des fumigènes puisse évoquer un conflit lointain, car la tension à Calais est extrême. Je fais écho, dans ces images à des épisodes de conflits que les réfugiés ont connu soit dans leur pays soit pendant leur périple.
Pourquoi ne pas choisir de saisir le réel, sur le vif ?
Ma démarche n’a jamais été de photographier ce que j’ai sous les yeux, dans l’instant. Mon parti pris n’est pas de produire une image documentaire. Il est important pour moi de ne pas pouvoir situer l’image, de ne pas pouvoir la dater et qu’elle renvoie à d’autres situations. Les récits que les migrants me racontent s’inscrivent dans une oralité, une transmission qui nourrit mes images. Ces scènes de planques, je ne les ai pas vues, je les sens et les imagine. Il faut laisser de l’ouverture aux images à travers des récits, c’est ainsi qu’on se les raconte, c’est ainsi que je les montre.